Dans la Cour d’honneur du Palais des papes, le metteur en scène polonais s’empare du double féminin et fictionnel créé par J. M. Coetzee et incarné par différentes actrices et un acteur. Il livre une longue et redondante interrogation sur l’existence et la finitude qui ne provoque pas le choc espéré.
Omniprésente dans l’œuvre de l’auteur sud-africain et prix Nobel J. M. Coetzee, Elizabeth Costello est un personnage inventé de toutes pièces, mais dont les éléments biographiques abondent à tel point qu’elle brouille les frontières entre fiction et réalité, et finit par passer pour authentiquement vraie. Plus qu’une romancière, présentée comme l’une des plus grandes figures littéraires contemporaines et récipiendaire d’un prestigieux prix en Pennsylvanie après avoir réécrit l’Ulysse de Joyce et sillonner le monde, où elle est invitée à discourir sur différents sujets, c’est surtout une entité trouble et multiple qui cherche moins à se définir qu’à bousculer son auditoire, voire à lui échapper.
Héroïne d’un livre qui porte son nom, et dont le contenu se fait apparemment plus proche de l’essai que de la fiction, tant il se présente comme une succession de discours donnés en public à l’occasion de conférences, Elizabeth Costello passe de livre en livre, de page en page, et ce sans même parfois prévenir, comme c’est le cas dans L’Homme ralenti, où elle apparaît à l’improviste chez le sexagénaire Paul Rayment. Accidenté de la route et paralysé, l’homme semble momentanément retrouver une once de désir à ses côtés. Enfin, dans L’Abattoir de verre, c’est sans concession qu’elle se montre elle-même diminuée. Arrivée au crépuscule de sa vie, elle constate la déliquescence de ses facultés dans une solitude inéluctable. Costello semble tout aussi obsédante et familière chez le metteur en scène Krzysztof Warlikowski. De la même manière, elle traverse son théâtre et apparaissait notamment dans Phèdre(s), dans La Fin (Koniec), mais aussi en conclusion du magistral (A)pollonia, déjà donné dans la Cour d’honneur, il y a quinze ans.
Par un habile jeu de détour, c’est par le truchement d’une autre figure, issue cette fois de l’histoire de l’art, que commence la représentation : un prototype de personnage de film d’animation japonais, que met en scène Philippe Parreno en un seul plan séquence dans une installation vidéo intitulée Anywhere out of the world, interroge sa condition fictionnelle et le caractère factice de son existence condamnée à l’obsolescence programmée. C’est ensuite au tour de Costello d’occuper le centre et de dévoiler une personnalité complexe et multiple, au même titre que la pensée qu’elle défend à l’occasion de colloques, séminaires, conférences, organisés aussi bien en Europe qu’en Amérique dans des universités ou sur un bateau de croisière. Elle décline ses réflexions obsédantes et ses théories engagées sur la littérature, le statut de l’auteur, la sexualité des Dieux, le massacre des animaux de boucherie, qu’elle assimile à un Holocauste quitte à susciter la polémique, ou encore le concept du Mal. Cela occupe le propos de la première partie – la plus longue – du spectacle qui suit les pérégrinations de son personnage éponyme, non pas de manière trépidante, mais sur un rythme lent et comateux, qui a pu décourager des groupes entiers de spectateurs. Dans une seconde partie, le portrait virulent de l’oratrice publique au sommet de sa gloire cède sa place à celui d’une grand-mère aimante aux cheveux blancs, croquée, cette fois, dans l’intimité de la sphère privée. L’approche de la mort occupe son esprit confus alors qu’elle voit s’étioler son aura comme ses facultés.
Sur la scène de la Cour d’honneur du Palais des papes, se déclinent les nombreux déplacements géographiques et intellectuels de cette figure emblématique et énigmatique, condensés en un grand et élégant espace très caractéristique de l’esthétique de Warlikowski. D’une façon cérémonieuse qui ne manque pas d’ironie, l’écrivaine et conférencière arpente les salles de réunions et de restaurants. Le spectacle donne à entendre une parole et une pensée à la fois fortes et controversées, qui ne se veulent jamais policées, et qui n’hésitent pas à affronter et démonter la morale présupposée et la « bonne » conscience individuelle et collective. Se révèlent aussi les à-côtés, où Costello se livre à des discussions franches avec son fils qui l’accompagne dans les chambres d’hôtel ou dans l’avion. Enfermée dans les toilettes et rampant au sol, elle laisse surgir les angoisses et les fragilités dont elle est pétrie dans une stupéfiante confession introspective qui s’offre comme l’un des plus beaux moments de la soirée.
En voulant confronter Elizabeth Costello à la décrépitude, à l’extinction, de sa personne et du monde, Warlikowski donne l’impression de rester à la surface de son sujet. Il aurait pu s’attacher à davantage montrer ce qui détone et aimante chez une protagoniste aussi peu consensuelle et imprévisible, débordant d’une liberté et d’une audace intempestives totalement assumées, comme autant de traits qui caractérisent Costello et devraient participer au magnétisme de sa représentation scénique. Formellement superbe, le travail que propose le metteur en scène polonais n’a pas la puissance abrasive et incendiaire de certains de ses très grands spectacles tant il reste étonnamment sage, calme et austère. La pièce regorge de choix, comme toujours, mûrement pensés, d’images magnifiques et sensibles, de moments de jeu d’une profonde justesse et d’une belle intensité, d’une incroyable capacité à rendre étranges les choses appartenant au quotidien le plus cru, mais l’ensemble ne prend finalement jamais, et manque de radicalité, d’inconfort, pour vraiment émouvoir et déranger.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Elizabeth Costello. Sept leçons et cinq contes moraux
Texte d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti, L’Abattoir de verre de J. M. Coetzee
Avec Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska
Collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska
Scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Costumes et décors Małgorzata Szczęśniak
Lumière Felice Ross
Dramaturgie Piotr Gruszczyński
Collaboration artistique Claude Bardouil
Musique Paweł Mykietyn
Vidéo Kamil Polak
Maquillage Joanna Chudyk, Monika Kaleta
Traduction pour le surtitrage Margot Carlier (français), Artur Zapałowski (anglais)
Assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz
Régie générale Paweł Kamionka
Régie plateau Łukasz Jóźków
Régie vidéo Tomasz Jóźwin
Régie lumière Dariusz Adamski
Régie son Mirosław Burkot
Captation vidéo Bartłomiej Zawiła
Machinerie Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski
Accessoires Tomasz Laskowski
Habillage Kajetan Korcz, Sylwia SzeferProduction Nowy Teatr (Varsovie)
Coproduction Schauspiel Stuttgart, Festival d’Avignon, Théâtre de Liège, La Colline – Théâtre national (Paris), Athens Epidaurus Festival, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Malta Festival Poznań 2024
Avec le soutien de Ministry of Culture and National Heritage (Pologne)
Avec l’aide de Kinoteka (Varsovie), Institut français de PologneL’Institut Adam Mickiewicz est le partenaire principal de la tournée européenne 2024-25 d’Elisabeth Costello.
Elizabeth Costello © 2003 by J. M. Coetzee / Slow Man © 2005 by J. M. Coetzee / Moral Tales © 2017 by J. M. Coetzee / Interview © 2018 by J. M. Coetzee; Soledad Costantini revisité par Peter Lampack Agency, Inc.
La vidéo Anywhere Out of the World (2000) de Philippe Parreno a été utilisée dans le spectacle
Sophie Calle North Pole, 2009
Sophie Calle La Dernière Image, Istanbul 2010 traduction polonaise Agata Kozak
Sophie Calle Des histoires vraies © Actes Sud, Arles 2018 traduction polonaise Agnieszka GrudzińskaDurée : 4h (entracte compris)
Festival d’Avignon 2024
Cour d’honneur du Palais des papes
du 16 au 21 juillet (sauf le 18), à 22hThéâtre de Liège
du 29 novembre au 1er décembreLa Colline – Théâtre national, Paris
du 5 au 16 février 2025
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