L’Opéra de Paris donne pour la première fois l’ultime œuvre lyrique de Leonard Bernstein, A Quiet place, dans une version inédite génialement dirigée par Kent Nagano et mise en scène par Krzysztof Warlikowski. Une chronique familiale électrisante où le drame côtoie le rire.
Après avoir composé Trouble in Tahiti au début des années 1950, Bernstein créait en 1983 un dernier opéra, A Quiet place, pensé comme la suite de son précédent opus avant d’amalgamer les deux, le premier se présentant au cœur du second à la faveur d’un flash-back. Celui-ci est à nouveau disparu de la version actuellement présentée au Palais Garnier. Ainsi, l’ouvrage qui a connu plusieurs remaniements, se laisse découvrir dans une mouture toute nouvelle mais toujours au plus près des intentions particulièrement souples de son compositeur. Celui qui avait passionnément foi en la portée émotive de la musique apparaît sur un écran de télévision où est diffusée une séquence extraite d’un de ses « Young People’s Concert ». Il suscite à travers le regard d’un des personnages redevenu momentanément enfant l’enthousiasme de toute la salle suspendue.
A l’image des aspirations anticonformistes d’un artiste aussi exigeant qu’extravagant, A Quiet place narre les retrouvailles d’une famille détonante et délitée à l’occasion des funérailles de la mère morte dans un accident de la route. L’évènement dramatique sur lequel repose l’action est montré dans un court-métrage en noir et blanc où tranche l’unique couleur rouge du vêtement et du sang de la victime. Lorsque le rideau se lève sur la cérémonie funéraire, des vieilles harpies ostensiblement endeuillées et affectées déversent leurs mesquins babillages. Arrivés au compte-gouttes, Sam, le père, Dede puis Junior, tous les deux frère et sœur, pleurent la femme disparue et révèlent vite les déchirements intimes qui justifient leur longue séparation. La famille réunie s’affiche alors comme un lieu houleux, violent, explosif, qui regorgent de secrets et d’amers abcès.
Ancien assistant de Bernstein et grand défenseur de la partition qu’il a déjà enregistrée, Kent Nagano dirige tout naturellement cette nouvelle création mondiale de l’œuvre avec un amour du détail et de la ligne, un souci de la dramaturgie et des équilibres. Une lumineuse limpidité met en valeur l’aspect composite et toute la versatilité émotionnelle de l’œuvre aussi grisante que grinçante, flirtant avec le jazz sans être avare en mélodies sirupeuses et en brûlants élans lyriques. Le chef tire de l’orchestre tantôt dansant tantôt fouettant des merveilles de finesses et de luxuriances sonores.
Une distribution impeccable de présence et d’engagement campe magnifiquement les personnages dans toutes leur complexité et leur belle entièreté provocante et poignante. Sam, le patriarche violent et repentant que joue Russel Braun fait face à l’insolite trio amoureux que forment Dede (charmante Claudia Boyle, corps et chant superbement irradiants), Junior, (épatant Gordon Binter dans une improbable tenue de western rose-violette, se livrant avec aisance à un numéro de strip-tease puis à de torrides ébats au lit avec un croquemort), et enfin François, l’époux de l’une et l’ex-amant de l’autre. Le ténor Frédéric Antoun se montre particulièrement éloquent dans sa déclaration d’amour fou à Dede sur fond de ville nocturne étincelante.
Tant d’un point de vue formel que dans la direction d’acteurs, la mise en scène admirablement sensuelle et débridée de Warlikowski sied parfaitement à l’ouvrage dont les thèmes (famille, deuil, tabous, névroses et fantasmes, sexualité, marginalité) sont évidemment familiers du travail théâtral de l’artiste sur les textes de Hanockh Levin ou de Tony Kushner, autant d’auteurs à travers lesquels sont fustigés les conformismes. On ne trouve heureusement rien d’excessivement glauque ou malsain dans sa représentation d’A Quiet place qui au contraire distille malignement tout le drame et l’humour irrévérencieux d’une tragi-comédie aussi macabre que volontiers satirique. Une esthétique feuilletonnesque s’amuse à démasquer la placidité des petites vies pavillonnaires faussement tranquilles dans l’Amérique d’antan. Au plateau se déploient aussi bien une mordante caricature de la petitesse et de la vulgarité contemporaines qu’un portrait finalement touchant d’êtres qui aspirent à la quête et l’affirmation de soi. Ces personnages ont cherché à s’évader, s’échapper, se fourvoyer, mais sans véritablement parvenir à s’extraire de leur passé. La présence sur scène d’une Dinah fantomatique et fascinante (qu’on dirait tout droit sorties d’une photographie de Cindy Sherman) accompagne, en sifflant les verres préparés pour son propre enterrement et en grillant ironiquement une cigarette alors que son cercueil est en train de brûler, ceux qui restent et tentent de se reconstruire. Bien moins légère qu’il n’y paraît, la pièce embrase autant qu’elle étreint.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
A Quiet Place
Musique
Leonard Bernstein (1918-1990)Livret
Stephen WadsworthAdaptation livret, orchestration
Garth Edwin Sunderland (2013)Création mondiale de la nouvelle orchestration pour grand orchestre
En américain
Surtitrage en français et en anglaisDirection musicale Kent Nagano
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes
Małgorzata SzczęśniakLumières Felice Ross
Vidéo Kamil Polak
Collaboration artistique Claude Bardouil
Dramaturgie Miron Hakenbeck
Chef des Chœurs Alessandro Di Stefano
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de ParisAvec
Dede Claudia Boyle
François Frédéric Antoun
Junior Gordon Bintner*
Sam Russell Braun
Funeral director Colin Judson*
Bill Régis Mengus*
Susie Hélène Schneiderman
Analyst Loïc Félix
Doc Jean-Luc Ballestra
Mrs Doc Emanuela Pascu
Mourners Soprano Marianne Croux***
Mourners Alto Ramya Roy***
Mourners Tenor Kiup Lee**
Mourners Bass Niall Anderson**
Dinah Johanna Wokalek
* Débuts à l’Opéra national de Paris
** Artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra
national de Paris
*** Anciennes artistes en résidence à l’Académie de
l’Opéra national de ParisDurée : 1h40
Palais Garnier
du 9 au 30 mars 2022
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