Dans Lichen, Magali Mougel raconte un homme qui refuse d’avancer à marche forcée, à travers les yeux de sa fille avec qui il loge dans une maison promise à être rasée. Un récit sombre sur les « laissés pour compte » de cette société qui produit à tout prix éclairé par la mise en scène chorale de Julien Kosellek.
On pourra écouter Lichen, le texte de Magali Mougel, en version radiophonique après avoir assisté à sa représentation au Théâtre de Belleville. On découvrira alors combien une même œuvre, grâce à la plasticité sans équivalent du théâtre, peut radicalement changer de couleur. D’une tonalité réaliste dans sa version enregistrée, Lichen via la mise en scène de Julien Kosellek devient bien plus irréel, voyage dans la langue de Mougel et à travers un monde aux contours floutés doté d’une réelle puissance métaphorique. Lichen, c’est l’histoire d’une jeune fille qui vit avec son père dans une maison sur le point d’être détruite. Marteaux piqueurs, boue visqueuse des chantiers et discours formatés d’hommes casqués qui viennent vous déloger au menu. La résistance aussi déterminée que désespérée de ceux qui ne veulent pas voir leur monde disparaître, qui ne s’inscrivent pas dans le changement érigé en nécessité, y est racontée sans héroïsme ni misérabilisme. Autant le dire tout de suite, cela ne se termine pas bien. Magali Mougel relate dans le dossier de presse avoir croisé un homme lors d’une résidence à Loos en Gohelle, à l’occasion d’une réunion autour de la réhabilitation du quartier situé en face du Louvre-Lens. Celui-ci se rendait compte que sa maison allait être rasée. Et l’image indélébile de cet homme, de « l’angoisse dans ses yeux de ne pas savoir de quoi demain sera fait », a guidé son récit.
Un récit d’un monde qui s’effondre, comme le nôtre, mené du point de vue de la fille de l’homme. A la deuxième personne. Tous deux vivent dans cette maison rongée par l’humidité, dont le sol tremblant à cause des travaux environnants paraît à tout moment pouvoir s’ouvrir sous leurs pieds et les engloutir. La mère apparaît par intermittence. On croise également des élèves qui chantent régulièrement « petite pute » à l’adresse de la jeune fille, un proviseur sans pitié et une professeure stagiaire avec sur le bras un tatouage de Prométhée attaché à son rocher où les aigles viennent lui dévorer le foie. L’écriture de Magali Mougel aime en effet inscrire dans des récits réalistes des figures mythologiques dont elle utilise la puissance métaphorique qui les sublime. Et dans la version de Julien Kosellek, dans cette même transsubstantation du texte, ce sont trois jeunes femmes, – Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova – qui portent le récit, entrelacent parfois leurs voix, parfois les synchronisent, et donnent une dimension chorale et musicale au spectacle.
Un peu trop, les effets se répètent – les exclamations collectives, les variations de rythme – mais ils sont souvent étonnants et aboutis. Les chuchotements du début du récit. Les décalages d’intonation. La compagnie de l’esparre a entamé une collaboration au long cours avec Magali Mougel, et le travail effectué sur ce premier texte laisse sentir le rapport étroit qu’elle cherche à mettre en place avec la langue de Mougel. Du point de vue de la narration, Lichen manque d’unité et ne fait qu’esquisser ses personnages. Mais l’écriture déploie ici une attention toute particulière aux détails, multiplie les gros plans, véhicule nombre de sensations que la création sonore de Cédric Colin amplifie tout en finesse. La partition chorale, elle, se tient essentiellement à l’avant d’une scénographie dépouillée, en forme d’intérieur réaliste – une table, une affiche ironique de l’île de Bora-Bora – superposant ainsi, judicieusement, les deux plans du récit. La poétisation de ce dernier en dissipe cependant l’intérêt autant qu’il le soutient. On s’éloigne certainement trop du réel sans que ni la langue ni la choralité ne soutiennent suffisamment l’attention. Quelques échappées musicales dont l’ultime Gimme Shelter des Rolling Stones frappent par leur étrange beauté mais le travail sur la forme peine à développer assez son propre récit.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
LICHEN
de Magali Mougel (Éditions Espaces 34)
mise en scène Julien Kosellek
avec Natalie Beder, Ayana Fuentes Uno, Viktoria Kozlova
création musicale Ayana Fuentes Uno scénographie Xavier Hollebecq création sonore Cédric Colin régie générale Anton Langhoff production Gaspard Vandromme & Manon Sarrailh
production ESTRARRE co-production THÉÂTRE ANTOINE VITEZ – Scène d’Ivry, CULTURE COMMUNE – Scène Nationale du Bassin Minier du Pas-de-Calais, STUDIO THÉÂTRE DE STAINS
soutiens THÉÂTRE PUBLIC DE MONTREUIL – CDN, L’ECOLE AUVRAY-NAUROY (Saint-Denis), ARTCENA.Théâtre Antoine Vitez d’Ivry
ven. 12, ven. 19, sam. 20, jeu. 25, ven. 26, sam. 27 janvier 2024
à 20hThéâtre de Belleville
du 4 au 31 mars 2024
les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h
relâches exceptionnelles les 5 et 26 mars
10 et 11 mars 1 place achetée = 1 place offerte
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