« KiLLT – Mauvaise pichenette », quand lire à voix haute et à plusieurs fait théâtre
Troisième parcours issu du dispositif KiLLT – Ki Lira Le Texte ? imaginé par Olivier Letellier et Camille Laouénan, Mauvaise Pichenette nous entraîne dans la cuisine d’une ferme et actionne les leviers du racisme ordinaire pour mieux le dénoncer. Une mise en lecture interactive qui déplace avec succès l’expérience de spectateur·rice.
Désinhiber la prise de parole en public, réconcilier avec la lecture à voix haute celles et ceux qui n’osent pas ou, au contraire, offrir voix au chapitre à celles et ceux qui prennent plaisir à faire rouler les mots d’un texte devant une audience… Le dispositif inventé par Olivier Letellier et Camille Laouénan a plus d’un atout dans sa poche et plus d’un tour dans son sac. Ludique, original, à la fois cadré et imprévisible, KiLLT – Ki Lira Le Texte ? propose une expérience de théâtre pour le moins surprenante, inédite et réjouissante, à mi-chemin entre l’installation plastique et la pièce de théâtre immersive. Car ici, le public a son rôle à jouer, et pas des moindres.
KiLLT est un concept propre à se décliner sous différentes formes à partir d’une pièce choisie. Il en existe trois à ce jour qui tournent en alternance et s’adressent à des publics variés, avec une attention particulière à la jeunesse, son cœur de cible. Les Règles du Jeu de Yann Verburgh en est le premier opus ; La Mare à sorcières de Simon Grangeat, le deuxième ; et Mauvaise Pichenette de Magali Mougel, le troisième et petit dernier. À peine créé aux Plateaux Sauvages, il peut également, comme ses acolytes, se jouer dans des lieux non dédiés dans la droite lignée du projet des Tréteaux de France, unique CDN itinérant sur le territoire consacré aux écritures contemporaines. Cette pièce connaît un parcours particulier car son autrice, Magali Mougel, la retouche depuis une dizaine d’années pour l’adapter à l’évolution sociétale et aux enjeux politiques actuels. Preuve, s’il en fallait une, qu’un texte est une matière vivante, mouvante, au contact du monde.
Si le concept de KiLLT met en appétit, la question qui se pose à nous avant de plonger dedans est celle de sa mise en pratique : l’idée de base, excellente au demeurant, passera-t-elle le cap du plateau ? Oh que oui, comprend-on très rapidement. Accueilli par une comédienne avenante et en alternance (Angèle Canu en ce qui nous concerne), le public est invité à se délester de sacs et manteaux sur un pendrillon afin d’éviter tout encombrement et garantir une fluidité des mouvements. Car nul ne s’assoit 45 minutes durant. Ici, il n’y a pas de scène, pas de salle, pas d’illusion théâtrale. Et pourtant, le théâtre opère et c’est là que l’expérience prend tout son sens. Après avoir été initiés aux principes simples de ce jeu atypique, les spectateur·rices peuvent se lancer dans l’aventure. En fait, elle a déjà commencé. Car l’interaction simultanée avec notre guide et le texte de présentation exposé à la verticale à l’entrée du parcours campent les bases de la suite.
À la mise en scène de cet ovni qui fait dialoguer lecture et théâtre jusqu’à les mêler, Olivier Letellier redistribue les cartes scéniques et place le public au cœur de l’expérience. D’ordinaire silencieuse et solitaire, la lecture devient expérience partagée dans l’ici et maintenant du décor, support de l’histoire qui s’y déroule en répliques et didascalies. Le code couleur du texte, en bleu et rouge sur fond blanc, fait écho à son sujet : la montée du racisme et des nationalismes. Mais ce n’est pas une pièce à thèse, loin de là. Magali Mougel nous entraîne dans la cuisine d’une ferme française et orchestre l’altercation très concrète entre une jeune fille, son frère et sa mère. Personnage pivot du récit, Anna est prise en charge par la comédienne, tandis que le public se répartit les deux autres personnages, guidé par son regard qui invite à se repérer dans le déroulé du texte.
En cela, la scénographie de Cerise Guyon et Mélody Champagne est une réussite. Elle parvient à dynamiser l’écriture, en accentuant certains mots grâce à différentes tailles de police, en isolant des moments, et traduit dans l’espace vertical des pendrillons un environnement textuel en tension, à l’image de ce qui se joue dans la narration. Le texte est déployé tous azimuts dans une dramaturgie du dévoilement qui fonctionne du tonnerre. Sur la nappe qui recouvre la table centrale, sur les assiettes, les verres et les serviettes, certaines phrases se déplient et se découvrent sous nos yeux. Elles semblent jouer à cache-cache avec nous en même temps que le suspense de cette discussion familiale houleuse monte crescendo. Jamais on n’est perdu dans la lecture, jamais laissé sur le carreau, mais le plus impressionnant, c’est que jamais le dispositif ne prend le dessus sur la fiction. Le dosage est idéal et témoigne d’un travail affuté en amont. Le public fait spectacle de sa propre implication, le texte circule des uns aux autres, incarné même sans être joué. Mené avec maestria par la comédienne-cheffe d’orchestre, le public fait corps avec la pièce, au sens propre : il l’habite.
À la fois support de lecture et accessoire, signifiant et signifié, centre de l’attention et vecteur d’une histoire qui prend aux tripes et glace le sang, l’écriture est spatialisée, activée par la grâce de ce procédé génial qui replace chaque individu au sein du groupe et le met en position d’agir. Car, ici, parler devient action. Parler, c’est oser prendre la parole. Parler, c’est prendre position. Parler ou se taire, c’est toujours une manière d’être à l’écoute des autres, de ce qui se passe autour. Le public renoue avec sa part de responsabilité indispensable pour avancer uni dans l’intrigue et dans la société. Les rôles sont à tout le monde dans une horizontalité qui redonne du souffle à la communauté rassemblée. Et la liberté de chacun·e peut exister grâce aux règles qui en définissent le cadre. L’expérience vécue est mémorable, elle est autant poétique que politique. Avec KiLLT, Olivier Letellier met littéralement le théâtre en marche et la littérature debout. Il redonne à l’acte théâtral sa place d’agora au cœur de la cité et travaille au corps le sens du collectif. Et dans ce miracle de lecture partagée, le théâtre se dresse et advient dans sa dimension dialectique essentielle.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
KiLLT – Ki Lira Le Texte ? / Mauvaise pichenette
Concept original d’Olivier Letellier et Camille Laouénan
Texte Magali Mougel
Mise en scène Olivier Letellier
Avec, en alternance, Angèle Canu, Nicolas Hardy, Cécile Zanibelli
Scénographie textuelle Cerise Guyon et Mélody Champagne
Univers sonore Antoine ProstProduction Tréteaux de France – Centre dramatique national
Coproduction Les Plateaux Sauvages ; Théâtre du Champ au Roy – Guingamp ; La Filature – Scène nationale de Mulhouse ; Cité internationale de la langue française
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux SauvagesDurée : 45 minutes
À partir de 14 ansLes Plateaux Sauvages, Paris
du 25 janvier au 1er février 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !