Le metteur en scène enchevêtre la Vienne décadente d’Arthur Schnitzler et le nihilisme de Thomas Bernhard pour donner naissance à l’un de ses spectacles les plus radicaux, et saisissants dans sa façon de danser sur le volcan explosif d’un monde finissant. Créé au Printemps des Comédiens de Montpellier, le spectacle arrive au 77e Festival d’Avignon.
Pousser les feux, encore et toujours, pour voir comment le théâtre réagit, et s’il est est en mesure de survivre à une série d’assauts de haute intensité. À cet art qu’il considère désormais comme « un punching-ball », Julien Gosselin décoche, d’entrée de jeu, un uppercut redoutable. Non sans rappeler un certain Vincent Macaigne (Idiot ! parce que nous aurions dû nous aimer, Je suis un pays) et quelques séquences de ses précédents spectacles (2666, 1993), mais avec une manière encore plus radicale, le metteur en scène explose les canons théâtraux et ouvre son Extinction par un set électro de plusieurs dizaines de minutes, auquel les spectateurs, appâtés par la distribution de bières, ou de jus de pommes, sont conviés. Au pied des deux DJ installés aux platines, une foule, majoritairement jeune, ne tarde pas à naître, et brise le traditionnel rapport scène-salle, jusqu’à faire perdre tous repères au public resté sagement assis dans les gradins. À ceci près que, depuis les hauteurs, ces corps transcendés par la musique de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde forment bientôt un amas d’ombres qui danseraient sur les ruines d’un monde en flammes, perdu au coeur d’un espace-temps qui pourrait tout aussi bien correspondre à la Rome des années 1980 qu’à la France des années 2020.
Dans cette ambiance tumultueuse, où, grâce à une caméra omnisciente, les visages de certains comédiens apparaissent à l’écran, se détachent peu à peu deux individualités, extraites de la masse humaine par le seul truchement de la vidéo. À l’écart, Victoria (Quesnel) demande à Rosa (Lembeck) de « rappeler Wolfseeg » et l’intronise alors comme le narrateur, devenue narratrice, d’Extinction de Thomas Bernhard. Car, pour le second volume de son Histoire de la littérature allemande, ouverte avec Sturm und Drang, Julien Gosselin a pris appui sur l’ultime roman de l’auteur autrichien, non sans lui ajouter, en contrepoint intellectuellement habile, certains textes d’Arthur Schnitzler et La Lettre de Lord Chandos de son fidèle ami Hugo von Hofmannsthal qui, assemblés, recomposent un portrait de la Vienne de l’avant-guerre, du temps de « l’apocalypse joyeuse ».
En ce mois de juin 1913 où le spectacle bascule après le premier entracte, un groupe de notables et d’intellectuels s’adonnent à une soirée décadente, type Eyes Wide Shut. Au coeur de la maison où les agapes culturelles et charnelles se déroulent, on reconnaît Albertine et Fridolin de La Nouvelle rêvée, Aurélie et Falkenir de La Comédie des Séductions, mais aussi plusieurs personnages de Mademoiselle Else, tous issus de la plume de Schnitzler. Au lieu de dérouler une à une leurs histoires, Julien Gosselin les tisse entre elles, grâce à un brillant travail d’adaptation, sans aucune couture, jusqu’à embarquer l’ensemble de ces figures dans un seul et même bateau, violemment à la dérive. Au long de conversations d’alcôve, et face à des hommes insuffisants, soumis, obsédés par le sexe et leurs velléités d’infidélité, diserts sur leurs prétendus exploits intellectuels et militaires, mais aussi sévèrement frustrés, Albertine, Aurélie et Mademoiselle Else apparaissent, à l’image de Ekatérina dans Le Passé, comme un trio de femmes qui, si elles semblent parfois proches de la folie, ne s’en montrent pas moins prophétiques dans leur façon d’alerter sur la fin prochaine d’un monde qui part à vau-l’eau et que, dans une ultime partie, Rosa, la nouvelle narratrice de Bernhard, se chargera d’éteindre.
À ce substrat qui conduit tout droit sur la pente du nihilisme bernhardien – dont l’auteur autrichien touche lui-même du doigt, malgré tout, certaines limites –, Julien Gosselin combine un geste artistique radical qui, de part en part, tenterait d’annihiler l’art dramatique tel qu’on le connaît et se le représente. Au set électro des débuts, succède une captation cinématographique en noir et en blanc de la soirée viennoise, filmée en temps réel dans un décor labyrinthique qui transforme le plateau de théâtre en studio de cinéma. D’aucuns argueront sans doute que cette disparition des corps provoque, à elle seule, la dissolution du théâtre ; et pourtant, il est toujours là, et bien là, dans le jeu remarquable et engagé de la troupe mixte dirigée par Gosselin et composée de membres de sa compagnie Si vous pouviez lécher mon coeur (Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde) et de comédiennes et comédiens de la troupe de la Volksbühne de Berlin (Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen, Max Von Mechow). Surtout, il est encore présent dans la force d’émotion irradiante, et immersive, générée par le metteur en scène, comme lors de cette séquence où la Nature et les animaux se vengent des insouciants, ou lors du rituel cruel, et quasi sectaire, de ces Viennois habillés en tenues folkloriques, qui nous rebascule dans la Rome des années 1980.
C’est là, installée seule sur une estrade, que Rosa donne, à la manière d’une dernière estocade, une conférence qui offre une plongée dans Extinction de Thomas Bernhard. Entourée par une cinquantaine de spectateurs, dont la présence brouille, à nouveau, le rapport scène-salle, elle empoigne, avec émotion plutôt qu’avec ironie, les mots de l’auteur autrichien qui résonnent avec une acuité particulière. En brossant un portrait au vitriol de sa famille, qui vient de périr dans un accident, la narratrice, et Bernhard à travers elle, règle ses comptes avec ses contemporains et égratigne, pêle-mêle et au-delà de la soumission au national-socialisme, la photographie comme miroir déformant du réel, l’absence de rapport avec la nature, la vacuité intellectuelle, la déréliction politique, qui ne sont pas sans faire écho à notre monde actuel. Dans la lignée de ses aïeules du temps de « l’apocalypse joyeuse », Rosa se fait alors, à son tour, prophétique, et devient la porte-voix de ces femmes qui veulent « éteindre » le monde ancien dans l’attente d’en voir un autre, qu’elles espèrent meilleur, advenir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Extinction
Texte Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal
Traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi / Panthea
Adaptation et mise en scène Julien Gosselin
Avec Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow
Scénographie Lisetta Buccellato
Dramaturgie Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann
Assistanat a la mise en scène Sarah Cohen, Max Pross
Musiques Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde
Lumières Nicolas Joubert
Vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol
Son Julien Feryn
Costumes Caroline Tavernier, assistée de Marjolaine Mansot
Cadre vidéo Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel
Accessoires Lisetta Buccellato, David Ferré, Antoine Hespel, Yvonne Schulz, Carlotta Schuhmann
Etalonnage Laurent RipollProduction Si vous pouviez lécher mon cœur ; Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz
Coproduction Printemps des Comédiens, Montpellier ; Wiener Festwochen ; Le Phénix Scène Nationale de Valenciennes ; Festival d’Automne à Paris ; Festival d’Avignon ; Théâtre Nanterre-Amandiers ; Théâtre de la Ville, Paris ; Maison de la culture d’Amiens ; Théâtres de la ville de Luxembourg ; De Singel, Anvers
Avec l’aide du Ministère de la Culture
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
Avec le soutien du Channel de Calais, de l’Odéon Théâtre de l’Europe et de l’Ecole du TNSJulien Gosselin et Si vous pouviez lécher mon coeur sont artistes associés au pôle européen de création, le Phénix Scène Nationale de Valenciennes et au Théâtre Nanterre-Amandiers. Julien Gosselin est quant à lui artiste associé à la Volksbühne de Berlin.
Si vous pouviez lécher mon coeur est soutenue par le Ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Hauts-de-France, la Région Hauts-de-France.Thomas Bernhard est représenté par L’ARCHE – agence théâtrale.
Durée : 5h30
(45 minutes / entracte / 2h30 / entracte / 1h15)Festival d’Avignon
Cour du Lycée Saint-Joseph
du 7 au 12 juillet, à 21h30Volksbühne Berlin
les 7, 9, 10, 14 septembre, les 7, 8, 20, 21 octobre et les 5 et 6 janvier 2024DE SINGEL, Anvers
les 10 et 11 novembreLe Phénix, Scène nationale de Valenciennes, dans le cadre du Festival Next
le 18 novembreThéâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 29 novembre au 6 décembreThéâtres de la Ville de Luxembourg
les 23 et 24 mars 2024
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