Avec Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… créé à la Comédie-Française, la metteuse en scène immerge le Patron et sa troupe dans un bain tchekhovien pour révéler, avec tendresse, la dimension humaine, et collective, qui se cache derrière le mythe.
Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres… En un titre – allusion directe au film de Claude Sautet Vincent, François, Paul… et les autres –, Julie Deliquet balise son terrain de jeu. Pour son troisième spectacle à la Comédie-Française, après ses remarqués et remarquables Vania et Fanny et Alexandre, la metteuse en scène a voulu aller y voir de plus près, s’emparer de la familiarité d’un prénom plutôt que du lustre d’un (sur)nom pour regarder qui se cache, vraiment, derrière Molière, Béjart, Du Croisy et La Grange, et révéler les visages de Jean-Baptiste, Madeleine, Armande, Philibert, Charles et consorts. Car, le temps d’une soirée, salle Richelieu, ce sont eux, et bien eux, qui revivent sous nos yeux, tels des fantômes que l’on pourrait tutoyer, voire côtoyer, et non pas en inamovibles figures tutélaires aux pieds desquelles il conviendrait de se prosterner. Alors, à la manière d’invités privilégiés confortablement installés dans la pièce d’à côté, on se plaît à les observer, et à les écouter, vivre, échanger, rire, débattre et créer, au long d’un geste théâtral désarmant de simplicité où du plus pur ordinaire naît l’extraordinaire.
Au lieu de se lancer dans une vaste biographie du Patron, Julie Deliquet a préféré, et c’est sans doute son premier coup de maître, se concentrer sur un moment-clef de l’existence de sa jolie bande, l’année 1663, celle du succès, et de la cabale, provoqués par L’École des femmes. Tandis que Mlle Du Parc et Armande Béjart les attendent sagement dans cette maison où vie privée et vie professionnelle se confondent allègrement, les membres de la troupe de Molière déboulent façon chiens dans un jeu de quilles, ivres de leur nouveau triomphe engrangé au Palais-Royal. Epuisés autant que grisés, tous lèvent le voile sur ce qui, habituellement, reste en dehors du champ de vision des spectateurs, sur ce retour de scène où les costumes cèdent leur place aux habits de ville et où s’entremêlent les espoirs et les doutes, dopés par les réactions contrastées du public, et de la critique, face à une pièce qui ne laisse personne indifférent. Au spectaculaire du plateau succède alors le quotidien d’un collectif qui fait ses comptes, statue sur le devenir de ses membres, tranche entre la comédie et la tragédie, vote, dans un élan démocratique, sur les voies et moyens à emprunter, et invente, également, au gré de discussions à bâtons rompus, la suite, ce qui deviendra La Critique de L’École des femmes et L’Impromptu de Versailles.
A rebours des temps qui courent, Julie Deliquet ose faire le pari de l’habituel plutôt que des événements, de la parole plutôt que des actions, de la langueur aussi, magnifique et enivrante, qui permet aux personnages de vivre pleinement leur instant présent. Avec une fluidité remarquable, les répétitions, parfois conduites à la va-vite pour satisfaire aux exigences du Roi, s’entremêlent avec les moments intimes et familiaux – l’anniversaire du petit Jean, la comptine Il était une bergère que La Grange fredonne à Angélique, le jeu des illusions en bon ancêtre du « Time’s Up! ». Accompagné par la scénographie aussi massive qu’immersive d’Eric Ruf et par l’ambiance lumineuse de Vyara Stefanova, où le puits de lumière du jour rivalise avec le charme d’un éclairage à la bougie, ce savant mélange dote l’ensemble d’une âme à la douceur toute particulière, et fait naître une tendre atmosphère qui ne tarde pas à captiver. Surtout, en bonne patronne de collectif qu’elle est, et comme elle a su, à maintes reprises, le prouver par le passé, Julie Deliquet s’appuie, avec l’aide de Julie André et d’Agathe Peyrard, sur la force du groupe pour bâtir, construire, tisser, et, c’est une première, démêler le fonctionnement d’une troupe, histoire de sentir son coeur battant et de faire de celle de Molière la mère de toutes les autres.
Pour cela, la metteuse en scène peut compter sur l’esprit de troupe naturel des comédiens-français. De Florence Viala à Elsa Lepoivre, d’Hervé Pierre à Adeline d’Hermy, de Sébastien Pouderoux à Serge Bagdassarian, en passant par Pauline Clément, tous se fondent, plus qu’ils ne cherchent à individuellement s’illustrer, dans un collectif d’où aucune tête ne dépasse, pas même celle de Molière, joliment incarné par Clément Bresson. A l’endroit du Patron, les membres du groupe ont, il est vrai, une admiration certaine, mais n’éprouvent ni révérence, ni fascination, comme si Julie Deliquet souhaitait mener une entreprise de démythification et s’intéresser à l’homme qu’il fût plutôt qu’au génie que la postérité a construit. C’est que, en ardente tchekhovienne, la metteuse en scène a bien compris que le théâtre n’est jamais aussi beau que lorsque chacun a sa place, et son importance, dans le dispositif. Après avoir monté Oncle Vania, et avoir enchevêtré Les Trois Soeurs et Ivanov dans Mélancolie(s), la voilà d’ailleurs qui invite, avec finesse, le dramaturge russe dans la maison de Molière en s’inspirant de la construction finale de La Cerisaie pour clore son propre travail. Alors que, à l’image de Lioubov et sa bande, la troupe de Jean-Baptiste n’a que vingt minutes chronos pour quitter les lieux, les deux enfants, Angélique et Jeannot, ont, comme le pauvre Firs, été oubliés par leur famille en partant. Sauf que, là où le dernier figure un passé révolu, les deux premiers représentent la perspective d’un avenir radieux, l’assurance que, quoi qu’il arrive, par la relève des forces vives, le théâtre continue.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…
d’après L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles de Molière
Mise en scène Julie Deliquet
Avec Florence Viala, Elsa Lepoivre, Serge Bagdassarian, Hervé Pierre, Adeline d’Hermy, Sébastien Pouderoux, Pauline Clément, Clément Bresson, Paula Achache en alternance avec Amalia Culiersi et Louisa Jedwab, et Marceau Adam Conan en alternance avec Viggo Ferreira-Redier et Raphaël Sebah
Adaptation Julie Deliquet, Julie André, Agathe Peyrard
Dramaturgie Agathe Peyrard
Scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet
Costumes Julie Scobeltzine
Lumières Vyara Stefanova
Son Vanessa Court
Collaboration artistique Julie André
Assistanat à la scénographie Zoé Pautet
Assistanat aux costumes Yanis Verot de l’académie de la Comédie-FrançaiseDurée : 2h20 (entracte compris)
Comédie-Française, Salle Richelieu
du 17 juin au 25 juillet 2022
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