À l’Opéra-Comique, une nouvelle production de Médée de Cherubini renouvelle l’approche du personnage mythique, incarné par Joyce El-Khoury, en faisant le portrait d’une femme d’aujourd’hui, à la fois intimement et socialement bafouée, car confrontée au racisme et au patriarcat.
L’Opéra-Comique, avant celui de Montpellier, programme une relecture sensible et engagée de Médée, qui assume un point de vue totalement contemporain et féministe sur le destin complexe de l’héroïne éponyme, transposé à notre époque où la violence bat son plein contre les femmes et les étrangers. C’est ce qui a heurté les spectateurs de la première parisienne, couronnant de succès l’ensemble du plateau (techniciens, artistes, cheffe) et conspuant fortement la metteuse en scène accompagnée de son équipe aux saluts. Pourtant, les mythes antiques n’ont d’autre intérêt que celui d’éclairer notre propre actualité. Chez Euripide et Sophocle, Médée est une exilée. Courageuse aventurière, c’est avec et pour Jason qu’elle a fui la Colchide, comme l’illustre un court et dense tableau de périple en mer dès l’ouverture. Elle finit rejetée par l’homme qu’elle a aidé et qui s’éprend d’une autre conquête, la jeune Dircé, fille de Créon, le roi de Corinthe. Le mariage se prépare dans l’atelier de couture, où des petites mains ajustent la traîne d’une future mariée paniquée et corsetée, puis lors d’une réception en grande pompe qui suinte de façon ostentatoire le luxe et l’opulence. De son côté, Médée l’exclue trouve asile dans un centre pour réfugiées où les sbires de Créon molestent et violent les femmes.
Donnée en 1797 dans sa forme originale, qui fait s’alterner des airs chantés et des parties parlées en français, l’œuvre est d’un genre difficilement définissable. Profitant de son hybridité, le choix a été fait de conserver le livret de François-Benoît Hoffman, mais aussi de procéder à plusieurs ajouts textuels. Aux alexandrins inspirés de la tragédie baroque de Pierre Corneille, s’ajoutent d’autres répliques où se font entendre les réflexions lucides et tourmentées d’une Médée qui tente de s’expliquer et d’exprimer ses regrets. Jouée par une actrice, dans la cellule d’isolement d’un centre pénitentiaire, l’héroïne voit redéfiler son drame qu’interprète la soprano Joyce El-Khoury. La parole est aussi donnée aux enfants qui expriment leurs sentiments d’incompréhension et de révolte face à la situation qui éprouve leur famille déchirée. Plus éloquente encore, la réalisation vidéo, qui irrigue avec pertinence le travail scénique de Marie-Ève Signeyrole, propose des images, parfois enregistrées, mais la plupart du temps tournées en direct, qui alternent entre des renvois à l’enfance et le présent décomposé. La mort et l’absence sont d’emblée suggérées par deux petits sièges de balançoire vides qui grincent et brinquebalent au gré du vent, puis par deux bols disposés sur la table du petit-déjeuner. C’est autour d’une baignoire que Médée accomplira son geste infanticide, précédé d’un jeu troublant avec ses enfants, à qui elle chante une comptine/complainte en arabe.
Découverte en princesse éthiopienne réduite en esclavage dans l’Aïda de Verdi donnée à Rouen en ouverture de saison, la soprano libano-canadienne Joyce El-Khoury se fait une interprète sensible et vibrante, dont les moyens vocaux ne sont pas ceux des grandes tenancières du rôle, mais qui possède l’aplomb et la bravoure attendus. Elle se montre singulièrement intense, provocante, capiteuse, en Médée brûlante de désir et de vengeance. Des graves corsés et des aigus cinglants soutiennent un véritable sens tragique, qui s’impose avec autant d’âpreté que de musicalité. Dans son combat, elle est soutenue par la fidèle et consolatrice Néris, dont la chanteuse Marie-Andrée Bouchard-Lesieur fait une fort émouvante incarnation.
Pas épargné, Jason se voit dépossédé de son apparente séduction et paraît tel un homme épouvantablement mauvais. Décadent, volage et violent, distributeur de baffes et de gestes déplacés, se noyant dans l’alcool et le sexe, il est campé avec un engagement sans concession, et l’ardeur d’un chant bien sonore et charpenté, par Julien Behr. La direction d’acteurs appuie sur la charge sulfureuse et érotique continuellement palpable dans la relation sous emprise entre Médée et Jason, qui se disent leur haine en s’attirant sexuellement. Médée alterne également humiliation et combativité envers Créon, dont l’autorité arrogante sait se mâtiner de douceur grâce à la basse profonde et onctueuse de Edwin Crossey-Mercer. Sa fille Dircé jouit de la voix un peu légère, mais agile, de Lila Dufy.
À la tête du chœur accentus, toujours excellemment investi dans le jeu comme dans le chant, et de son Insula orchestra, Laurence Equilbey assure, elle aussi, un dramatisme noir et incendiaire, en alliant avec un style implacable un majestueux lyrisme et des accents tragiques parfois brutaux. Sa direction véhémente et tonique rend justice à l’expressivité chatoyante de la partition et n’hésite pas à en surligner certaines aspérités sonores, au moyen de tempi vifs et de fulgurants fortissimo de l’orchestre, qui font voisiner la musique de Cherubini avec le romantisme fiévreux d’un Beethoven ou d’un Weber. La présence du bruiteur Samuel Hercule fait redoubler certains effets qui accentuent l’anxiété asphyxiante des sombres et troubles harmonies qui émanent l’œuvre.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Médée
Opéra-comique de Luigi Cherubini en trois actes
Livret François-Benoît Hoffman
Direction musicale Laurence Equilbey, en alternance avec Jean-Marie Zeitouni (du 8 au 13 mars)
Mise en scène, conception et réalisation vidéo Marie-Ève Signeyrole
Avec Joyce El-Khoury, Julien Behr, Edwin Crossley-Mercer, Lila Dufy, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Michèle Bréant, Fanny Soyer, Caroline Frossard, Inès Dhahbi, Sira Lenoble N’Diaye, Lisa Razniewski, Mirabela Vian, et les enfants de Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique Inès Emara en alternance avec Edna Nancy Lo Prete, Félix Lavoix Donadieu en alternance avec Erwan Chevreux
Orchestre Insula orchestra
Choeur accentus
Décors Fabien Teigné
Costumes Yashi
Lumières Philippe Berthomé
Post-production vidéo Artis Dzērve
Vidéo et cadrage au plateau Céline Baril
Dramaturgie Louis Geisler
Assistant direction musicale Christophe Grapperon
Assistante mise en scène Sandra Pocceschi
Assistante costumes Claire Schwartz
Assistante direction musicale Guillemette Daboval, de l’Académie de l’Opéra-Comique
Directeur des études musicales Yoan HéreauProduction Opéra-Comique
Coproduction Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie ; Insula orchestraDurée : 2h45 (entracte compris)
Opéra Comique, Paris
du 8 au 16 février 2025Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie
du 8 au 13 mars
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