Écrit par Samuel Gallet sur la commande Jean-Pierre Baro qui en signe la mise en scène, Mephisto {Rhapsodie} s’inspire subtilement du roman de Klaus Mann (1906-1949) pour questionner la montée des nationalismes. Et sonder les rapports de l’art au politique.
Avec ses mots en néons bleus, façon bar de nuit, la scénographie de Mephisto {Rhapsodie} rappelle d’emblée celle de Kévin, portrait d’un apprenti converti. Même dépouillement. Même stylisation des décors qui se succèdent sur le plateau. Même ombre percée de petites lueurs. De brefs et minuscules réconforts. Créées à peu d’intervalle par Jean-Pierre Baro, qui a pris la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry (TQI) en janvier 2019, ces deux pièces pourraient presque former un diptyque. Non seulement parce que toutes deux traitent de processus de radicalisation – islamique dans le premier cas, nationaliste dans le second –, mais parce que le metteur en scène y affirme une même approche frontale des questions qui l’intéressent depuis ses débuts : celles qui touchent à l’intolérance. En particulier à l’impensé colonial.
Le rapport de Mephisto {Rhapsodie} au Mephisto de Klaus Mann est assez différent de celui qu’entretenait le Woyzeck (2011) de Jean-Pierre Baro avec celui de Georg Büchner. Il n’a rien non plus à voir avec celui, beaucoup plus étroit encore, qui relie son Disgrâce (2016) au roman de J.M. Coetzee. Il est à la fois plus libre, et moins personnel. Si le metteur en scène et l’auteur Samuel Gallet souhaitaient au départ réaliser une adaptation de Mephisto, ils ont en effet fini par emprunter un chemin tout autre. Bien qu’inspirée du livre de Klaus Mann, la nouvelle création de Jean-Pierre Baro se déploie en effet non pas l’Allemagne nazie, mais dans la France actuelle. Entre une campagne au nom proustien, Balbek, et une capitale aussi anonyme que la menace nationaliste dont il est question d’entrée de jeu.
Pas de fête pleine de « gens bien pomponnés » donc, en ouverture de Mephisto {Rhapsodie}. Rien du grand bal avec « plusieurs princes impériaux et royaux, beaucoup d’altesses et presque toute la haute noblesse » décrite dans le prologue du roman allemand, longtemps interdit du fait de sa forte teneur critique envers de nombreux membres du régime nazi. Notamment le célèbre comédien Gustav Gründgens, époux de la sœur de Klaus Mann et amant de ce dernier, reconnu par ses contemporains derrière les traits du anti-héros central. Un certain Hendrik Höfgen, dont les sympathies communistes initiales cèdent peu à peu face à la montée du fascisme, remplacé chez Jean-Pierre Baro par un dénommé Aymeric Dupré (Élios Noël), également comédien. Tout aussi ambitieux. Prêt à toutes les compromissions.
Autour de ce personnage, sept interprètes assument différents rôles. Beaucoup ont déjà joué dans d’autres spectacles de Jean-Pierre Baro, qui affirme ainsi un beau désir de troupe. Une foi solide dans le collectif, qui laisse augurer le meilleur quant à l’avenir du TQI. Jacques Allaire passe avec aisance d’une figure de cruauté à une autre. En Barbara, l’épouse d’Aymeric, puis en Erika Mann, on retrouve l’excellente Pauline Parigot, qui dès sa sortie de l’ERAC travaillait avec Jean-Pierre Baro dans Disgrâce. Tonin Palazzotto est quant à lui un convaincant acteur pacifiste envers et contre tout, tandis que Mireille Roussel incarne solidement deux artistes de pouvoir avant d’endosser le rôle de l’écrivain Gottfried Benn.
Parmi les nouveaux venus auprès de Jean-Pierre Baro, on remarque surtout Lorry Hardel, que l’on a pu voir chez Julie Duclos, Marielle Pinsard, Dorian Rossel ou encore Frédéric Fisbach. Grâce à elle, le problème des traces laissées en France par le passé colonial prend corps à la place de la question juive abordée par Klaus Mann. Dans la seconde partie de la pièce surtout, sa forte présence, son chant et sa danse laissent présager un crescendo de violence et d’effroi. Lors de sa création au Théâtre National de Bretagne, la promesse n’était pas tout à fait tenue. Il manquait un peu de corps, un peu d’aspérités sur le plateau pour traduire le très riche récit de Samuel Gallet. Son interrogation des zones grises de l’époque, et de la place du théâtre face à ses tragédies.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Mephisto {Rhapsodie}
Texte : Samuel Gallet
Librement inspiré de l’œuvre de Klaus Mann
Mise en scène : Jean-Pierre Baro
Son : Loïc Le Roux
Lumière : Bruno Brinas
Scénographie : Mathieu Lorry Dupuy
Costumes : Majan Pochard
Collaboration à la mise en scène : Amine Adjina
Régie générale : Adrien Wernert
Avec : Jacques Allaire, Julien Breda, Lorry Hardel, Cléa Laizé, Élio Noël, Tonin Palazzotto, Pauline Parigot, Mireille RousselProduction : Théâtre National de Bretagne ; Compagnie Extime ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre Dramatique National du Val-de-Marne.
Coproduction : Collectif Eskandar ; Théâtre Olympia, Centre Dramatique National de Tours ; Les Scènes du Jura – Scène nationale ; MC2: Maison de la culture – Scène nationale de Grenoble.
Avec le soutien du FIJAD – Fonds d’Insertion pour Jeunes artistes dramatiques de la Région et de la DRAC PACA, et le soutien du dispositif d’insertion de l’École du TNB.
Accueils en résidence : Théâtre Ouvert, Centre National des Dramaturgies Contemporaines ; Théâtre National de Bretagne ; Le Tarmac – La Scène Internationale Francophone ; Scène nationale de l’Essonne, Agora ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – Centre Dramatique National du Val-de-Marne.
Le texte de Samuel Gallet est édité aux Éditions Espaces 34 (février 2019).
Klaus Mann est représenté par L’Arche, agence théâtrale.
Ce spectacle est soutenu par France Culture.
Durée: 2hThéâtre des Quartiers d’Ivry
12 nov — 1er déc 2019
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !