Mis en scène par Jean-Michel Vier, Jean-Louis Garçon et Cyril Gueï redonnent vie à une pièce majeure du théâtre des townships d’Afrique du Sud : Sizwe Banzi is dead d’Athol Fugard, John Kani et Winston Ntshona, écrite en 1972, en plein apartheid. Porté avec une grande subtilité par les acteurs, l’humour et l’absurde du texte fait résonner les rêves et les luttes d’hier avec ceux d’aujourd’hui.
Assis sur un tabouret haut, journal en main, Jean-Louis Garçon ancre Sizwe Banzi is dead dans une sorte de présent intemporel : celui de l’homme qui, pour échapper un moment à ses contraintes professionnelles et intimes, s’installe derrière un comptoir et y lie conversation avec n’importe qui. « Guerre en Ukraine. Ils dégustent là-bas, et moi je lis ça dans le journal », commente-t-il par exemple. « La Chine : une grande question pour l’Afrique de l’Ouest », lit-il encore à voix haute avant d’en venir, comme par hasard, à la présence des usines Ford en Afrique du Sud. En partant d’aujourd’hui, du réel, le comédien glisse ainsi insensiblement dans un passé fictionnel, bien que largement inspiré du contexte dans lequel l’auteur et metteur en scène Athol Fugard et les acteurs John Kani et Winston Ntshona écrivent ensemble la pièce en 1972 : l’apartheid en Afrique du Sud. Mis en scène par Jean-Michel Vier, et bientôt rejoint au plateau par Cyril Gueï, le comédien rentre progressivement dans le rôle Styles, ancien ouvrier d’usine automobile devenu photographe.
Contrairement à ce que son titre peut laisser penser, Sizwe Banzi is dead n’est donc pas un drame où des Noirs opprimés meurent sous le joug des Blancs qui dirigent le pays d’Athol Fugard et de ses deux comédiens depuis 1948 à travers un régime de ségrégation. Ce n’est pas non plus un western, dont le héros – noir – périrait sous les coups de son ennemi – blanc. Si la pièce, interrompue lors de sa première donnée en 1972 devant un public multiracial, tient un peu de ces deux genres, elle est d’abord une fable. Elle est un conte contemporain dont on sent, dans la traduction en français qu’en a fait Jean-Michel Vier, qu’elle a été écrite avec et pour des acteurs. Sa langue très orale, faite pour être partagée dans une adresse directe, peut ainsi se détacher du mouvement dont elle est née : un théâtre dit « des townships », fait par des artistes noirs contre la domination dont ils sont victimes, qui les empêche d’être libres dans leur propre pays. À moins d’un courage et d’une ruse qui caractérisent les personnages de Sizwe Banzi is dead.
Cette capacité de la pièce à interroger les rapports de pouvoir, et plus généralement les relations humaines au-delà du contexte de l’apartheid, a mené Peter Brook à s’en emparer en 2006, dans une adaptation de Marie-Hélène Estienne. C’est grâce à cette unique mise en scène en France – alors qu’elle est souvent montée dans le monde anglo-saxon –, que Jean-Michel Vier découvre la pièce. Sa version de Sizwe Banzi is dead n’a toutefois rien du théâtre de l’« espace vide » de Brook, au sein duquel toute fable se fait intemporelle : bien qu’optant pour une scénographie très minimaliste, dont les quelques éléments transformés à vue suggèrent efficacement les changements d’espace, la pièce de Jean-Michel Vier est clairement tournée vers le présent. Le choix de Jean-Louis Garçon pour incarner le photographe Styles, puis celui de Buntu qui accueille dans le township des personnes en difficulté, est à cet égard significatif : davantage homme de télé – il est notamment la voix masculine de la chaîne Arte – que de théâtre, cet acteur excelle à tirer vers nous les aventures de Styles, Buntu, Sizwe Banzi et Robert Zwellinzima.
L’humour de Sizwe Banzi is dead l’aide beaucoup dans cette entreprise. Pleine d’une ironie mordante contre Ford et ses sbires sud-africains, la première partie de la pièce, où Styles raconte sa propre libération, offre au comédien une partition proche du stand-up. Elle lui permet d’installer un rapport intime avec le public, perturbé par l’entrée en scène de Cyriel Gueï, qui dans le rôle d’un certain Robert Zwellinzima – nom prononcé par l’intéressé avec une hésitation que l’on comprendra par la suite – fait basculer le spectacle vers une seconde fiction, qui est aussi celle d’une réussite envers et contre tout. Pour lui donner vie, Styles laisse place à Buntu, qui par un hasard à la fois heureux et malheureux que nous ne dévoilerons pas, sauve Sinzwe Banzi d’un très mauvais pas administratif en lui faisant endosser l’identité d’un autre, Robert Zwellinzima.
Kafkaïen à souhait dans sa façon de montrer un individu aux prises avec un système conçu pour le broyer, le dialogue entre les deux hommes brasse à son tour des questions complexes avec une apparente simplicité qui nous le rend aussi proche, aussi familier que la première partie du spectacle. Là encore, nous ne sommes pas loin de la parole de comptoir, prompte à prendre pour cible les injustices et à bricoler le réel jusqu’à lui donner des airs de cinéma : à la fois proches et lointains, amicaux et cruels. Grâce à ses deux grands acteurs, ce Sizwe Banzi is dead apparaît dans toutes les contradictions, dans toute la complexité que ses trois auteurs ont su loger dans une intrigue somme toute très simple. Émouvant autant que passionnant, leur geste ne fait pas que redonner vie à une œuvre oubliée : il incite, subtilement, à faire des ponts avec notre époque, avec ses violences et ses résistances.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Sizwe Banzi is dead
Texte Athol Fugard, John Kani, Winston Ntshona
Mise en scène Jean-Michel Vier
Avec Jean-Louis Garçon, Cyril Gueï
Assistant mise en scène Amine Chaïb
Lumière Stéphane Deschamps
Scénographie Romain Fohr
Costumes Elisabeth Martin
Assistantes scénographie Clothilde Feuillard, Noa Gimenez
Diffusion Emmanuelle Dandrel
Dessins Camille Lemeunier
Production Compagnie LIBA Théâtre
Coproduction résidences de création La Grange Dîmière-Théâtre de Fresnes, Théâtre Jacques Carat- Cachan
Soutiens Conseil départemental du Val de Marne, Ville de Cachan
Crédit photos Daniel Maunoury
Remerciements John Kani, Eric Bouvron, Charles Dubois, Catherine Parmantier
Durée : 1h25
Théâtre de Belleville (Paris)
Du 4 au 26 avril 2022
La Courée – Collégien (Seine-et-Marne)
Le 14 mai 2022
Théâtre de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne)
Le 11 octobre 2022
Théâtre Dunois (Paris)
Du 7 au 13 novembre 2022
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