Jean-Christophe Dollé et son apocalypse festive

Photo Pascal Gely / Hans Lucas

Énergie pop et images choc traversent ce spectacle cousu d’extravagance qui cultive l’étrangeté et l’hybridation des genres. Entre comédie musicale et fable dystopique, Happy Apocalypse de Jean-Christophe Dollé suit les destins croisés de la famille Crawling, confrontée à la mutation de la petite dernière, Perle, mi-femme, mi-reptile. Et, tandis que la marche de l’univers semble faire effet sur la vie terrestre, chacun se débat comme il peut et tente d’embrasser son existence en accord avec sa nécessité intime.

Si le spectacle nous évoque Le Règne animal, impressionnant film français signé Thomas Cailley, qui avait marqué les esprits à sa sortie fin 2023, c’est avant tout par son sujet – une humanité proche de la nôtre qui mute et s’hybride avec le monde animal –, et peut-être aussi son usage du genre, en l’occurrence une science-fiction de proximité, ancrée dans une époque qui ressemble étrangement à la nôtre. Un futur tout proche donc, qui a le nez dans le guidon et fonce tête baissée dans le mur de notre aveuglement et de nos contradictions. Mais la comparaison s’arrête là. Car Jean-Christophe Dollé, à l’écriture et à la co-mise en scène avec Clotilde Morgiève, ne fait pas du cinéma. Il s’empare pleinement des outils du théâtre pour transporter le public dans un univers aussi fantaisiste que métaphysique, une fable musicale déjantée où les effets spéciaux relèvent d’un artisanat inventif et fécond. On y suit les trajectoires de plusieurs personnages, tous reliés par des liens familiaux ou d’attachements, tous connectés les uns aux autres par des circuits invisibles et mystérieux. Car, dans ce récit dystopique baroque et mélancolique, les théories cosmiques et les recherches scientifiques vont bon train, impactent les destins et organisent une constellation de relations explosives, de situations qui dérapent, de catastrophes en chaîne et de personnages qui perdent les pédales.

On y découvre l’histoire de Perle, jeune héroïne née de manipulations génétiques, croisement de fille et de reptile perdue dans sa double identité, écartelée entre la pression extérieure – celle de sa mère, en l’occurrence, et de la norme sociale – et sa nécessité d’exister pleinement dans sa dualité, son devenir animal qui la taraude et la pousse à s’accepter dans sa « monstruosité ». Jean-Christophe Dollé a un goût prononcé pour les créatures à la marge, les monstres qui nous ressemblent, l’humanité dans ses aspérités. Avec la compagnie f.o.u.i.c, qui, dans sa sonorité, évoque le mot anglais « freak », il invente des fictions roboratives, témoins d’une imagination forcenée, pour mieux questionner nos dérives, nos impasses et le danger qui pointe son nez d’un progrès en roue libre et d’un capitalisme effréné. Happy Apocalypse, avec son titre oxymorique, déploie une intrigue éclatée qui aborde moult sujets autour de ce qui fait humanité. Dans un décor hyper ingénieux, signé Marie Hervé et manipulé à vue par les interprètes, un ensemble de modules scéniques disséminés dans l’espace au sol et en hauteur, la troupe mène tambour battant ce spectacle psychédélique parcouru de musique live qui ose la science-fiction, un genre rare au théâtre.

Rien dans ce spectacle, qui pèche parfois par des logorrhées verbales un brin discursives, n’est convenu et attendu, et c’est son principal mérite. En faisant un détour par la fiction pure, en osant une histoire aussi farfelue que philosophique, Jean-Christophe Dollé fait un pied de nez au réel qui enlise. Il s’offre toutes les sorties de route possibles, toutes les échappées cosmiques et mathématiques pour entrechoquer les lignes narratives. En se donnant les moyens de construire au plateau un univers à part entière, patchwork d’un mobilier quotidien (baignoire, cuisine, machine à laver, chambre à coucher…) qui tranche avec un onirisme ambitieux qui en met plein les yeux, il crée une véritable cosmogonie scénique, une mythologie renouvelée, métaphore évidente de notre humanité. Les tableaux s’enchaînent sans heurt malgré une scénographie en perpétuelle évolution, la partition musicale s’incruste jusque dans le décor, qui devient instrument géant, et les mutations animales apportent un vrai cachet à l’ambition visuelle de l’ensemble. Le tout est parcouru d’humour, d’éclats, et les chansons pop qui innervent la représentation achèvent d’embarquer le public dans ce drame festif auréolé d’astrophysique. Elles font d’Happy Apocalypse une comédie musicale d’anticipation, une farce cathartique à même de galvaniser la jeunesse d’aujourd’hui.

Marie Plantin – www.sceneweb.fr

Happy Apocalypse
Texte Jean-Christophe Dollé
Mise en scène Clotilde Morgiève, Jean-Christophe Dollé
Avec Jean-Christophe Dollé, Clotilde Morgiève, Sol Espeche, Yann De Monterno, Géraldine Roguez, Noé Dollé, Rodrigo Viana, Pierre Martin, Simon Demeslay, et la voix de Solenn Denis
Scénographie et costumes Marie Hervé
Création lumières, création machinerie plateau, régie générale Simon Demeslay
Mise en son Georges Hubert
Musiques Jean-Christophe Dollé, Noé Dollé, Laurent Guillet, Georges Hubert
Chorégraphie Aurélie Mouilhade
Couture Julia Brochier
Perruques Julie Poulain
Masques Olga Reis
Assistance régie générale Lili Dollé
Assistance mise en scène Madeleine Fourtune
Coach vocal Amélia Donnier

Production f.o.u.i.c
Coproduction La Maison, scène conventionnée Art en Territoire, Nevers (58), Le Carré – Scène Nationale – Centre d’art contemporain d’intérêt national du Pays de Château-Gontier (53), Le Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon (03), EMC, Saint-Michel-sur-Orge (91), Le Théâtre Antoine Watteau – Nogent-sur-Marne (94), Théâtre Victor-Hugo / EPT Vallée Sud – Grand Paris (92)
Subventions DRAC Bourgogne-Franche-Comté, Région Bourgogne-Franche-Comté, Département de la Nièvre, Communauté de Communes Bazois-Loire-Morvan (58)
Soutiens Fonds SACD – Ministère de la culture Grandes Formes Théâtre, ADAMI, Le Point d’Eau d’Ostwald, La Chartreuse de Villeneuve Lez Avignon – Centre National des Écritures du Spectacle, ARTDAM

Durée : 1h45

Vu en juin 2025 au Théâtre des Gémeaux Parisiens

11 • Avignon, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 24 juillet 2025, à 22h35 (relâche les 11 et 18)

Théâtre des Îlets, CDN de Montluçon
les 25 et 26 novembre

Centre Culturel Juliette Drouet, Fougères
le 16 décembre

Le Grand Logis, Bruz
le 18 décembre

TAM, Rueil-Malmaison
le 13 janvier 2026

Le Dôme, Saumur
le 29 janvier

Le Cube, Garges-lès-Gonesse
le 12 février

La Maison, Scène conventionnée de Nevers
le 24 février

Théâtre de Beaune
le 12 mars

Théâtre d’Auxerre
le 19 mars