Guillermo Pisani et sa compagnie LSDI partagent sans fard une foisonnante recherche au long cours. Avec un programme différent chaque soir, présenté davantage comme une tentative que comme un objet abouti, ils interrogent avec acuité le sens et les possibles du théâtre dans la tourmente actuelle.
Depuis la création de sa compagnie Le Système pour Devenir Invisible (LSDI) en 2015, c’est la première fois, avec Croyances #1, que Guillermo Pisani monte au plateau. Le ton quotidien et le tremblement de sa prise de parole initiale dissipent d’emblée tout malentendu : ce n’est guère pour assouvir une vocation d’acteur tardive que l’auteur, metteur en scène, dramaturge et traducteur se retrouve à partager la scène avec huit acteurs (Marc Bertin, Michèle Colson, Sol Espeche, Pauline Jambet, Maxime Le Gall, Étienne Parc, Benjamin Tholozan, Julien Villa) qu’il a déjà dirigés dans différentes créations, ainsi qu’avec les cinq comédiens du Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire (JTRC) que sont Félix Amard, Joséphine Callies, Claire Freyermuth, Camille Grillères et Luka Mavaetau. Il s’agit plutôt d’un cas de force majeure, liée à la singularité de la proposition. En venant présenter brièvement celle-ci, puis en l’accompagnant régulièrement de quelques explications et surtout de sa présence muette, Guillermo Pisani se fait en quelque sorte solidaire des acteurs ainsi que des spectateurs, qu’il sort tous autant qu’ils sont de leurs habitudes. Car, dans un contexte qui, dit-il, n’offrait comme perspective que la création d’un seul en scène de moins d’une heure, l’artiste n’a pas fléchi. Au contraire, il défend un geste de grande ampleur, qui, loin d’ignorer les difficultés actuelles liées à la baisse des budgets alloués à la culture, en procède en partie.
Croyances #1 n’est guère en effet le fruit d’une production classique, comme l’étaient jusque-là les spectacles de LSDI. Né d’un laboratoire de recherche et de création initié en 2022 par Guillermo Pisani et la co-directrice de sa compagnie, Marion Boudier, ce travail présenté au Théâtre 13 témoigne avec force et subtilité d’une réflexion profonde sur la nécessaire évolution des modes de création et de diffusion. Pour préparer Croyances #1, la vaste et hétéroclite distribution rassemblée par Guillermo Pisani et Marion Boudier n’a eu que quelques semaines de répétitions, et elle ne cherche pas à le cacher. Avant de se fondre dans le public, pour ne regagner la scène que plus tard et y promener son regard mi-critique mi-amusé, Guillermo Pisani aura eu le temps de signaler à tous la présence en bord de plateau de l’un des deux assistants à la dramaturgie et à la mise en scène, Côme Leterrier. Texte en main, celui-ci fait office de souffleur tout à fait assumé pour les comédiens, qui eux-mêmes n’hésitent pas à se saisir parfois de leur texte. Très rarement au rendez-vous sur les plateaux de théâtre, cette fragilité parfaitement décomplexée apparaît comme une forme de libération pour celles et ceux qui s’y risquent. En cessant de maintenir l’illusion d’une maîtrise que seul permet un temps long de répétition, ce qui est encore la norme malgré une précarisation croissante de la création, l’équipe donne un accès direct à sa fabrique.
La joie et la crainte que chacun ressent à l’exercice sont sans cesse réactivées, les formes plus ou moins brèves qualifiées par Guillermo Pisani d’« essais théâtraux » qui composent le programme étant différentes chaque soir. Au nombre de treize – sur un répertoire actuel de 32 essais, qui promet la création prochaine d’un Croyances #2 –, les essais sont offerts au public en plus ou moins grand nombre, composant des séries de 2h15. Ils sont tantôt regroupés par thématiques, tantôt de façon plus aléatoire, ce qui pousse à l’extrême la dimension unique de la représentation, déjà objet de questionnement dans les pièces plus traditionnelles de LSDI. Si Croyances #1 se détache des créations précédentes de la compagnie, c’est par la radicalisation de son approche et non par un changement de bord. Dans son spectacle précédent, par exemple, Je suis perdu (2024), Guillermo Pisani interrogeait nos représentations de l’étranger en explorant successivement trois registres et théâtralités très éloignées – le théâtre de la menace, le vaudeville et le polar scientifique. Avec son laboratoire d’où Croyances tire son origine, explorant selon ses termes « les mécanismes de la croyance dans les domaines religieux, économique, politique et social », Pisani multiplie encore les tentatives. L’impératif de réussite en moins, ce qui change tout. Le désir des comédiens de défendre au mieux leurs fragments revient clairement pour eux à défendre l’essence de leur métier : raconter des histoires à d’autres, à des inconnus. Ce pour quoi il faut évidemment une bonne dose de croyance.
En plus de faire le lien entre les essais très hétérogènes, la forme très minimaliste de la proposition en fait ressortir les enjeux. Le soir où nous allons découvrir de quoi il retourne au Théâtre 13, lors d’une générale, les essais 22, 9, 25 et 3 qui se succèdent témoignent de l’étendue à la fois esthétique et intellectuelle de l’aventure, pour laquelle LSDI s’est adjointe les services de scientifiques de diverses spécialités. Le premier est un beau spécimen de la collection Croyances #1, où les comédiens de la compagnie et du JTRC se mêlent au public pour une variation contemporaine à partir d’Un ennemi du peuple d’Ibsen, où un débat public oppose parole scientifique et parole politique dans un contexte de montée de l’extrême droite. Les très nombreux points de vue que donne à entendre cette forme relatant une sombre affaire d’eau thermale polluée mettent très efficacement en train une pensée critique chez le spectateur. La scène beaucoup plus courte qui suit, où s’opposent verbalement un mendiant qui convoite le billet d’une dame et celle-ci, qui entend garder son bien, met plutôt en jeu des questions relatives à la religion dans une écriture qui va à l’essentiel. Avant de se clore sur un autre essai bref à teneur « dramatique matérialo-existentielle », la soirée en passe par une comédie musicale et amoureuse « un peu documentaire », assez éloignée des standards du genre puisqu’ancrée dans le milieu du FMI. Le coq-à-l’âne est fébrile et joyeux, et participe du caractère marathonien de la chose. Il y a là un côté Gwenaël Morin, surtout du temps de l’expérience du Théâtre Permanent à Aubervilliers dans les années 2010, où il s’agissait de jouer, répéter, transmettre en continu. Croyances #1, qui a vocation à se déployer ensuite dans tous types de lieux, est de cette trempe utopique que l’époque rend particulièrement indispensable.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Croyances #1 – Première collection d’essais
Texte et mise en scène Guillermo Pisani
Dramaturgie, recherche et diffusion des savoirs Marion Boudier
Avec Marc Bertin, Michèle Colson, Sol Espeche, Pauline Jambet, Maxime Le Gall, Étienne Parc, Benjamin Tholozan, Julien Villa, et la participation du Jeune Théâtre en Région Centre-Val de Loire Félix Amard, Joséphine Callies, Claire Freyermuth, Camille Grillères, Luka Mavaetau
Assistanat dramaturgie et mise en scène Lélia Sibony, Côme Leterrier
Création musicale Nicolàs Diab
Collaboration musicale Michèle Colson, Sol Espeche, Maxime Le Gall
Régie lumières Laure MénégaleProduction Compagnie LSDI
Coproduction CNDT – Centre Dramatique National de Tours ; Le Quai CDN d’Angers
Coréalisation Compagnie LSDI ; Théâtre 13
Aide à la recherche Ville de Paris
Avec le soutien du Studio-Théâtre de Vitry (résidence de recherche), de Lilas en Scène, de la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société et du CNRS
Avec l’accueil en résidence de ARTEFICI Residenze Creative FVG / ArtistiAssociati – Centro di Produzione TeatraleDurée : 2h15
Théâtre 13 Glacière, Paris
du 11 au 21 mars 2025
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