Impossible de dissocier l’aventure de ces neuf jeunes femmes échappées d’Afghanistan du spectacle qu’elles interprètent à partir d’Antigone de Sophocle dans une mise en scène de Jean Bellorini. Les Messagères concentre aventure artistique, politique et humaine, offrant une expérience aussi belle qu’émouvante et la retraversée limpide d’un classique.
« Devant Le Cid, devant Macbeth, devant Antigone, nous découvrons que ce qui s’oppose au plus agissant du langage des instincts, ce sont les paroles qui ont triomphé de l’épreuve des siècles ». Ainsi parlait Malraux, et a peut-être pensé dans son sillage Jean Bellorini en décidant de monter l’Antigone de Sophocle avec neuf jeunes Afghanes. Retour en arrière, deux ans plus tôt. Les jeunes filles de l’Afghan Girls Theater Group ont alors entre 16 et 22 ans. Elles s’appellent Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Marzia Jafari, Tahera Jafari et Sohila Sakhizada. Avec leur metteur en scène, Naim Kharimi, qui a constitué ce groupe, elles rallient la France in extremis, juste avant que ne se ferment les frontières de l’Afghanistan retombées aux mains des talibans. Certaines ne sont que lycéennes. Toutes quittent famille et repères vers le néant de l’inconnu.
Rien n’aurait été possible sans la municipalité de Villeurbanne, raconte Jean Bellorini, puisque celle-ci met alors à disposition de la troupe sept logements dans la ville. Mais rien n’aurait été possible non plus sans le Théâtre National Populaire (TNP) qu’il dirige et sans le Théâtre Nouvelle Génération (TNG) – théâtre lyonnais mené par Joris Mathieu et récemment rayé de la carte des subventions régionales par Laurent Wauquiez. Ces deux structures publiques accueillent donc les jeunes filles et leur metteur en scène. Les accompagnent dans leurs démarches d’intégration, les aident notamment à se scolariser. Toutes suivent aujourd’hui des études et commencent à maîtriser le français. Un premier workshop s’organise et Jean Bellorini découvre les membres de la troupe, qui n’ont que peu d’expérience de pratique théâtrale. Elles mènent un premier spectacle sur un mode testimonial de leur histoire au TNG, Le rêve perdu, mis en scène par Naim Kharimi. Jean Bellorini décide ensuite « d’ouvrir la saison 23/24 du TNP » sur la création avec elles des Messagères, soit une reprise d’Antigone de Sophocle, enchâssé entre deux textes, un beau prologue de Martine Delerm tiré d’Antigone peut-être, et un épilogue non moins réussi écrit par l’interprète d’Ismène, Atifa Azizpor, qui en expriment toute la portée métaphorique.
Si, pour reprendre Malraux, les chefs-d’œuvre peuvent parler à tous, à travers le temps, les cultures et les géographies, et parviennent à faire vibrer une universelle humanité, c’est aussi, prosaïquement, parce qu’ils sont traduits et réactualisés. Jean Bellorini a découvert une vieille version en dari du texte de Sophocle dans une librairie persane, que ses collaboratrices Mina Rahnamaei et Florence Guinard se sont évertuées à rebasculer vers un français plus moderne. Elles en tirent une version en dari sous-titrée en français, parfaitement rythmée, qui rend absolument compréhensibles les correspondances entre ce que le spectateur lit et ce qui est dit au plateau. Sur scène, elles sont donc neuf. Neuf jeunes femmes qui ont maintenant entre 18 et 24 ans, que Jean Bellorini fait entrer presque comme un groupe d’enfants, qui déboule en courant, criant et jouant au ballon, et prend petit à petit possession de l’espace occupé par un immense bassin rectangulaire – récupéré par le metteur en scène d’un précédent spectacle, Paroles gelées – rempli d’eau, assez pour que les jupes longues et multicolores se mouillent et que dans l’euphorie d’un ballet initial mené en mode dance musique orientale, les jeunes femmes se trempent. Ce qui apparaît avant tout, guidé par le prologue de Martine Delerm et le physique de ces néo-comédiennes, c’est qu’on a là affaire autant à des enfants qu’à de jeunes adultes, à des personnes qui se construisent, en délicatesse, en fragilité et en hésitations comme en détermination.
Placé donc sous régime aquatique, le spectacle se révèle à la fois follement miroitant et d’une fluidité remarquable. D’un débit relativement lent, suivant les déplacements hiératiques des comédiennes autour du bassin et dans son eau, flirtant avec les beaux effets qu’un tel dispositif permet sans jamais verser dans la facilité. Dans une lumière sélénique qui se teintera de rouge au plus fort de la tragédie, accompagnées d’une création musicale de Sébastien Trouvé, qui emprunte à la modernité orientalisante autant qu’au mélo occidental, les neuf comédiennes forment un superbe ballet de sœurs, toutes embarquées dans la tragédie que dessine la folie de Créon (et de leur pays), qui, naturellement, se retournera contre elles et contre lui.
Dans un pays où Antigone prend souvent les mots d’Anouilh, il fait bon se remémorer le texte de Sophocle. On l’entend chantant et exotique à travers le dari si musical, par endroits guttural et rocailleux, que font résonner les jeunes femmes microtées. On y retrouve, via le travail des deux traductrices, l’écho d’un patriarcat éternellement violent – « jamais une femme ne me dominera » – et cette folie des tyrans sourds aux autres qui redevient malheureusement de plus en plus contemporaine. Incarné par la facétieuse Sohila Sakhizada, incroyablement joueuse dans son costume jaune soleil, affirmant son pouvoir avec une légèreté presque inconséquente et joyeuse, Créon rayonne en même temps qu’il emmure la vie, comme on grillage les jeunes femmes en Afghanistan. Les couleurs – superbes –, les danses, les mélanges musicaux confirment, s’il était besoin, le talent de Jean Bellorini et sa filiation mnouchkinienne.
L’Afghanistan, cet ailleurs fascinant pour l’Occident, nous y apparaît alors plein des promesses de la jeunesse de ces jeunes filles où se mêlent l’Orient et l’Asie, l’enfant et la femme, le groupe et ses singularités. Où scintille surtout la vie qui, au plateau, se déploie, tantôt tenue, tantôt effervescente. L’ensemble rend enfin un superbe hommage à la solidarité informelle, aux valeurs partagées et aux initiatives publiques qui ont permis à ces femmes de se soustraire à la tyrannie des hommes et maintenant de créer un si beau spectacle. Si Messagères elles sont, c’est d’une humanité que rien ne peut éteindre et qu’éternellement véhiculent les chefs-d’œuvre, surtout quand ils sont si bien mis en scène.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Les Messagères
d’après Antigone de Sophocle
Mise en scène Jean Bellorini
Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi, Freshta Akbari, Atifa Azizpor, Sediqa Hussaini, Shakila Ibrahimi, Shegofa Ibrahimi, Tahera Jafari, Marzia Jafari, Sohila Sakhizada
Collaboration artistique Hélène Patarot, Mina Rahnamaei et Naim Karimi
Lumière Jean Bellorini
Création sonore Sébastien TrouvéProduction Théâtre National Populaire
Avec l’aide exceptionnelle de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes – ministère de la CultureDurée : 2h
TNP de Villeurbanne
du 7 au 13 septembre 2024
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