Dans House, le réalisateur israélien adapte sa trilogie documentaire fondée sur l’histoire d’une maison de Jérusalem-Ouest. À partir des récits d’Arabes et de Juifs, il orchestre une pièce chorale, à la fois politique et sensible, où la dureté de la vie en terres israélo-palestiniennes se dévoile dans son plus simple appareil.
Quiconque s’est rendu à Jérusalem se souvient sans doute, à l’instar de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, du choc ressenti lors de la découverte de cette ville à nulle autre pareille. Depuis les hauteurs du mont des Oliviers qui surplombe le site, le touriste de passage est pris d’un vertige soudain, lié à l’histoire de l’humanité, mais aussi à celle de peuples qui, après avoir cohabité, souvent pacifiquement, durant plusieurs siècles, en sont venus à s’entredéchirer, jusqu’à transformer la région en poudrière. Face aux trois lieux saints – la mosquée al-Aqsa, le mur des Lamentations et l’Église du Saint-Sépulcre – séparés de seulement quelques centaines de mètres, il est aisé de comprendre comment des rivalités ont pu naître entre les trois religions révélées – le Christianisme, l’Islam et le Judaïsme – qui toutes, à des moments différents de l’Histoire, ont voulu faire de la ville « trois fois sainte » leur ville sainte. Il semble toutefois plus difficile de concevoir que, dans chacune des maisons qui parsèment la ville, une lutte similaire fait rage pour le contrôle des murs et de la terre.
À la manière d’un archéologue, Amos Gitai est allé y voir de plus près. Caméra à l’épaule, le réalisateur a suivi, pendant vingt-cinq ans, l’histoire d’une maison de Jérusalem-Ouest et a récolté les témoignages de ses occupants successifs, qu’ils soient Arabes ou Juifs, Palestiniens ou Israéliens. Cette quête, l’artiste l’a au fil du temps transformée en trilogie documentaire – La Maison (1980), Une maison à Jérusalem (1997), News from Home / News from House (2005) – qui mêle brillamment la petite et la grande Histoire. Logis d’une famille arabe jusqu’en 1948, année de la naissance d’Israël et de la première guerre israélo-arabe, la maison devient officiellement la propriété du gouvernement israélien en 1950, après la promulgation de la « loi sur la propriété des absents » – qui stipule que les biens des personnes considérées « absentes » pendant la période comprise entre 1947 et 1948 peuvent être saisis par l’État d’Israël. Revendue à une famille juive, elle est ensuite transformée en villa dont Amos Gitai observe, dans La Maison, la construction, sur les ruines de l’ancienne demeure arabe. Tout un symbole.
À partir de ce substrat cinématographique, le réalisateur orchestre aujourd’hui, à La Colline, une adaptation théâtrale de cette histoire sous la forme d’une pièce chorale qui condense et mêle les paroles de ceux qu’il avait interrogés. Sur le plateau, les comédiens deviennent les dépositaires des témoignages récoltés, de ceux des membres de la famille Dajani, du couple Touboul venu d’Algérie, de Claire, une immigrée originaire de Stockholm, mais aussi de voisins, d’un artiste belge, de l’architecte chargé de rebâtir la maison et des ouvriers arabes qui, sur le chantier, oeuvrent à sa reconstruction. À travers leurs récits, dans un cheminement qui se joue des lieux et de la chronologie, la bâtisse s’impose comme le reflet et le baromètre de l’état des relations israélo-palestiniennes, et comme le creuset de l’ensemble des événements historiques – l’Holocauste, la Nabka, la Guerre des Six Jours, la Guerre du Kippour, la colonisation israélienne, le ressentiment palestinien… – qui ont façonné les destinées et les mentalités des peuples en présence. Peu à peu, la demeure devient l’allégorie du sort de la Palestine toute entière où, comme le souligne l’un des personnages, « tout à coup les propriétaires ont changé et les nouveaux discutent avec les anciens sur un moyen de régler le problème, mais en laissant les anciens propriétaires à l’écart ».
Pour enrober cette série de témoignages, et ne pas lui donner l’allure d’une simple litanie, Amos Gitai réussit à faire naître une ambiance sur le plateau. Au milieu des échafaudages et des tailleurs de pierre qui n’en finissent plus de marteler la roche pour déconstruire, reconstruire et agrandir la maison – telle une métaphore scénographique de la dynamique de destruction plus ou moins créatrice dans laquelle sont embourbées, depuis plusieurs décennies, les relations israélo-palestiniennes –, se dégage du propos, éminemment politique, une certaine douceur, teintée de cette mélancolie propre aux espoirs déçus, liés à la potentielle cohabitation pacifique des peuples qui, au grand dam du metteur en scène israélien, semble avoir fait long feu. Porté par la belle composition musicale de Kioomars Musayyebi (aux percussions) et Alexey Kochetkov (au violon), et par les voix cristallines de Dima Bawab, Benedict Flinn, Laurence Pouderoux et Richard Wilberforce, les récits, savamment calibrés, donnent un rythme naturel à l’ensemble, et forment peu à peu une fresque où, sans manichéisme, ni considérations géopolitiques, la vie et ses duretés se dévoilent dans leur plus simple appareil.
Dans un maelström calculé de langues, de l’anglais au yiddish en passant par l’arabe, le français et l’hébreu, qui donne à la bâtisse des airs de Tour de Babel, les comédiens se succèdent alors autant qu’ils s’entrecroisent. Parmi eux, Micha Lescot, aussi à l’aise en propriétaire bâtisseur qu’en artiste traumatisé par sa tragique histoire familiale, joue sans doute l’une des partitions les plus sensibles, tout comme Minas Qarawany et Atallah Tannous qui, dans leur rôle de tailleur de pierre, portent l’une des paroles les plus fortes, celle qui traduit les regrets et l’amertume du peuple palestinien, et fait le lit de la vengeance plutôt que celui de la paix. En regard de la situation politique actuelle en Israël, où le nouveau gouvernement de Benyamin Netanyahou s’impose comme l’un des plus ultra-nationalistes de l’histoire du pays, la voix d’Amos Gitai résonne de façon de plus en plus singulière, mais toujours aussi essentielle pour garder l’espoir, mince, ténu, presque utopique, que les peuples trouveront un jour la voie de la paix, la force de rebâtir une maison commune, dont l’humanité et la solidarité pourraient être les fondations.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
House
Texte et mise en scène Amos Gitai
Avec Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benedict Flinn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Laurence Pouderoux, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce
Assistanat à la mise en scène Talia de Vries, Anat Golan
Adaptation du texte Marie-José Sanselme, Rivka Gitaï
Scénographie Amos Gitaï, assisté de Philippine Ordinaire
Costumes Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi
Lumières Jean Kalman
Son Éric Neveux
Chef de choeur Richard Wilberforce
Collaboration vidéo Laurent Truchot
Maquillage et coiffure Cécile Kretschmar
Préparation et régie surtitres Katharina Bader
Construction du décor atelier de La Colline – théâtre nationalProduction La Colline – théâtre national
Durée : 2h20
La Colline – théâtre national, Paris
du 14 mars au 13 avril 2023
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