Alors que Jacques Vincey met en scène L’Île des esclaves au CDN de Tours, qui se souvient qu’en 1727, deux ans après avoir écrit cette pièce, Marivaux publie L’Île de la Raison ou Les Petits hommes. Une comédie plus importante en volume et qui prend aussi l’île comme lieu. Quel est donc ce texte considéré comme l’une des utopies de Marivaux ?
L’Île de la Raison est située en « nulle part ». Elle est habitée par un gouverneur qui règne sur le peuple des « insulaires ». Ils sont caractérisés par une « raison » irréprochable, mais lorsqu’un étranger débarque sur l’île, s’il n’est pas « raisonnable », il perd sa taille selon son degré d’atteinte. Arrivent alors huit français : un courtisan, son secrétaire, une comtesse, sa femme de chambre, un poète, un philosophe, un médecin et un paysan. Alors qu’ils se perçoivent comme raisonnables en arrivant sur l’île, ils perdent leur taille à divers degrés. Le plus raisonnable ? Le paysan, qui reprend sa taille immédiatement après avoir reconnu ses défauts. Les pires sont (et resteront) le philosophe et le poète, monuments de déraison dans la pièce de Marivaux !
Lors de sa création, cette pièce connaît une existence très brève, Marivaux l’a faite éditer la semaine d’après. Dans la préface qui ouvre l’ouvrage, Marivaux affirme que sa pièce « n’était pas bonne à être représentée et le public lui a fait justice en la condamnant ». Selon l’auteur, il n’y a « point d’intrigue, peu d’action, peu d’intérêt », Marivaux y voit « un sujet trop singulier », autrement dit, une idée trop amusante qui n’a d’intérêt que tant qu’elle amuse l’imagination. En plus de cela, le dramaturge laisse entendre que la technique ne suivait pas : « ces petits hommes qui devenaient fictivement grands, n’ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela et dès lors on a senti que cela se répétait toujours, le dégoût est venu ». Est-ce que cela pourrait changer avec les techniques scéniques modernes ?
Le texte a pourtant suscité des analyses intéressantes. L’île est le lieu utopique par excellence, celui de la concrétisation des concepts philosophiques puisque débarrassée du monde réel. La raison, précepte capital pour comprendre la philosophie des Lumières, est singée dans le texte de Marivaux, elle devient orgueil et vanité, comme l’a souligné Laïth Ibrahim dans ses travaux. De son côté, Eric Negrel a mis en lumière que ce sont les passions qui ont conduit les personnages qui échouent sur L’Île de la raison à perdre leur taille initiale : ils sont tour à tour cupides, assoiffés d’honneur ou de gloire, ils sont prétentieux et menteurs.
Difficile d’imaginer qu’une pièce aussi peu jouée (4 fois en 1727 et 42 fois en tout entre 1727 et 1975), puisse susciter encore un intérêt de nos jours. Les plus anciens se souviennent de la mise en scène de Jean-Louis Thamin avec Jacques Toja au Théâtre Marigny, où était alors installée la Comédie-Française. Depuis, quelques extraits du texte sont empruntés pour composer des montages avec les autres « utopies » de Marivaux : L’Île des esclaves et La Colonie, mais pas de texte intégral en vue. Par son originalité, il mérite cependant d’être connu.
Hadrien Volle – www.sceneweb.fr
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