Hélène Soulié et Marie Dilasser font la peau au conte de Perrault et en proposent une version libre et déconstruite qui aborde le sujet de l’inceste avec une pertinence et une frontalité déconcertante. Peau d’âne, la fête est finie, ou comment prendre un sujet de société à bras-le-corps et faire d’un tabou encore brûlant un enjeu de théâtre. Un spectacle nécessaire et coup de poing qui n’y va pas par quatre chemins.
Il était une fois une famille impeccable et bien sous tous rapports : un papa, une maman, une enfant, dans un appartement propre et rangé. Une famille parfaite en apparence. Mais derrière ce tableau idyllique, image figée d’un stéréotype plus glaçant qu’attrayant, la réalité n’est pas rose. Ce soir, le couple s’apprête à fêter son anniversaire de mariage, mais Maman n’a pas l’air de se réjouir à l’idée d’un dîner en tête-à-tête avec son mari et, si elle dépose son alliance dans le cake qu’elle prépare, c’est pour mieux s’en séparer. Tandis que le gâteau du désamour cuit dans le four, la mère se fait la malle pour échapper à la prison dorée dans laquelle elle s’ennuie ferme. À la mise en scène de cette réécriture croustillante du Peau d’âne de Charles Perrault, concoctée à quatre mains avec l’autrice Marie Dilasser, Hélène Soulié campe un décor abrupt tout en lignes et angles tranchants, une scénographie en noir et blanc où quelques touches de rouge font tâches, comme des signes avant-coureurs du dysfonctionnement invisible qui agit en sourdine et détruit l’harmonie de façade. Famille factice, bonheur poudre aux yeux, le départ de la mère est un électrochoc qui va ébranler tout l’édifice de la maisonnée.
Pour signifier cet environnement à la fois lisse et oppressant, froid et faux, régi par des règles absurdes de rôles assignés, les interprètes endossent leurs personnages comme des pantins sans âme, confinés à leur partition, sans respirations ni bouffées d’air. Le jeu est mécanique, outrancier, artificiel à dessein, car rien n’est vrai dans cette famille en toc où le mobilier animé semble plus vivant que les habitants de cet appartement étouffant. Mais c’est pour mieux exploser ces codes lorsque le récit bascule, quand notre héroïne se fait la malle afin d’échapper aux siestes louches avec son papa tripoteur. Et c’est, alors, toute la représentation qui s’émancipe et se libère de son cadre contraignant. Exit le mur du fond qui obstrue l’horizon et le strie de ses lignes verticales comme une prison, adieu le mobilier et l’électroménager, symboles d’une vie bien réglée, au revoir les portes qui entravent autant qu’elles autorisent l’interdit – démultipliées dans la vidéo qui déploie ses images hypnotiques, cauchemardesques et lynchiennes. Place au plateau nu, ouvert à tous les possibles, à la liberté, aux rencontres impromptues, à un réseau d’entraide qui se constitue ; place à la parole qui trouve son chemin, aux mots posés sur ce qui se tait ; place au soutien, à la confiance, aux relations saines qui aident à reprendre son corps abîmé en main.
Le sujet est dur et délicat, mais le texte autant que la mise en scène parviennent à dire ce qui doit être dit sans détails superflus, sans montrer trop directement l’inadmissible innommable qui se joue dans l’intimité. Nul besoin d’insister, on comprend. Le signal du dérapage, c’est l’ordre donné par le père à sa fille d’aller prendre sa douche avant la sieste. La pièce ne prend pas de pincettes, elle ne contourne pas son thème, elle l’attrape pleinement tout en préservant la pudeur nécessaire pour s’adresser au jeune public – à partir de 10 ans tout de même. C’est un numéro d’équilibriste admirable qui s’invente et déroule son argumentation, ne se contente pas de livrer les faits, mais offre la possibilité d’une rédemption.
Le fantastique s’invite aussi dans la partie. La peluche Monique Bergamote, âne-tirelire directement échappé du conte originel, se métamorphose en créature hybride et non binaire tout droit sortie d’une soirée queer ; et la peluche confidente devient acolyte de fugue, tremplin vers une nouvelle vie, compagnon d’évasion. La belle au bois dormant est également dans les parages, figure écolo flamboyante, bagout d’enfer et short à paillettes qui fait tourner la tête. Elle prend place à bord de l’autotamponneuse qui leur sert de transport et pimente le tournant que prend la représentation. Ainsi, c’est dans la rencontre et le partage de son histoire que Peau d’âne trouve la force et le moyen de se réparer, de retrouver le goût de manger et goût à la vie. Maillons essentiels de son émancipation, interprétés par une seule et même comédienne, la voisine, la toubib et la juge apportent chacune leur pierre à la reconstruction de l’enfant abusée. Car le récit va au bout de son geste et le père-porc sera jugé et puni pour ses actes.
Peau-d’âne, la fête est finie bénéficie d’une distribution magnifique, tout entière au service d’une esthétique forte, dessinée, symbolique. La mère en fuite sera retrouvée dans le palais des glaces d’une fête foraine, comme pour mieux évoquer la complexité des apparences, ces jeux de miroirs et de transparence où les images renvoyées ne sont que des reflets, version moderne de la Caverne platonicienne. Le réel est complexe et il échappe, mais la vérité peut éclater et être écoutée, et c’est ce qui compte. Marie Dilasser et Hélène Soulié ont inventé un conte d’aujourd’hui d’une intelligence éblouissante, qui ne fait l’impasse ni sur la noirceur ni sur l’enchantement. Une histoire à tiroirs et bottes secrètes qui raconte plus qu’elle ne le laisse entendre, où les femmes, quel que soit leur âge, ont la bougeotte et l’envie irrépressible de prendre la tangente, de génération en génération – mention spéciale pour l’inénarrable apparition de la grand-mère évadée de son Ehpad, à moins qu’elle ne se soit échappée de la mort. Ce spectacle est un pavé dans la mare indispensable, un bouleversement qui donne à rire autant qu’à frémir, une révolution.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Peau d’âne, la fête est finie
Texte Marie Dilasser en collaboration avec Hélène Soulié
Conception et mise en scène Hélène Soulié
Avec Lorry Hardel, Claire Engel, Lenka Luptakova, Nathan Jousni, Fanny Kervarec, Julien Testard
Scénographie Emmanuelle Debeusscher, Hélène Soulié
Assistante mise en scène Chloé Bégou
Création vidéo Maïa Fastinger
Création lumière Juliette Besançon
Composition musicale Jean-Christophe Sirven
Création costumes Marie-Frédérique Fillion
Perruque et maquillage Marie-Frédérique Fillion, Jean Ritz
Régie lumière – vidéo Fanny Lacour, Emilie Fau
Régie son – vidéo Guillaume Blanc
Régie plateau Emmanuelle Debeusscher, Marion Koechlin
Régie générale Marion KoechlinProduction Cie EXIT
Coproduction et partenaires Théâtre Nouvelle Génération – CDN Lyon ; Le Parvis Scène nationale Tarbes – Pyrénées ; Scène nationale du Sud Aquitain – Bayonne ; Théâtre Jean Vilar – Montpellier ; Domaine d’O – Montpellier ; Communauté de communes du Mont-Saint-Michel ; Saison Culturelle Cazals-Salviac ; La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle – Villeneuve les Avignon ; Théâtre du hangar – ENSAD – MontpellierDurée : 1h20
À partir de 10 ansThéâtre Public de Montreuil
du 14 au 22 octobre 2024Théâtre de Lorient – CDN
du 27 et 29 novembreMC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny
du 22 au 25 janvier 2025Théâtre Nouvelle Génération – CDN de Lyon
du 22 au 25 mai
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