Avec « Grande Ourse », Alice Sarfati ouvre son parapsy
Comment se débarrasser des traumas qui se transmettent de mère en fille, de génération en génération ? Question universelle à laquelle notre époque propose des remèdes qui paraissent parfois farfelus. Avec Grande Ourse, Alice Sarfati et sa troupe s’intéressent, avec humour et émotion, à la mécanique parapsy des constellations familiales, ces étranges thérapies transgénérationnelles.
« Tout est dit, et l’on vient trop tard », écrivait La Bruyère. Ainsi, l’on se demande parfois où les artistes trouvent la force de se lancer dans de nouvelles aventures créatives. Dans l’incessante quête de nouveauté qui gouverne le paysage théâtral, Alice Sarfati a opté pour la sincérité et le contrepied. La sincérité parce que de son travail émane une couleur personnelle et touchante ; le contrepied parce que, devant Grande Ourse, on ne sait pas jusqu’au bout sur quel pied danser. Globalement, ce qui commence en mode comédie – avec la maladresse d’une gourde renversée qui rend le sol glissant et menace de faire chuter chaque nouvel arrivant – se termine sur une note beaucoup plus mélancolique. Mais, côté sujet, Alice Sarfati fait dans le connu – des histoires de famille, de traumas qui se transmettent de génération en génération –, et l’on entre en terrain déjà bien labouré.
Notre époque voit toutefois fleurir des nouveautés dont le sérieux reste questionnable. Tout d’abord, le dispositif semble devoir conduire à en rire. Nous voilà en effet lancés dans une séance de constellation familiale menée par un « thérapeute » avec cinq « patients ». Le principe est simple : les participants rejouent des scènes de famille en impros. L’objectif est de reconstituer des scènes enfouies, constitutives de ces traumas familiaux qui peuvent tant nous empêcher. Un peu ésotérique, un peu foutage de gueule, un peu psy parallèle, on se dit que le système va être tourné en ridicule, avec raison, sans doute. On s’attend plus aux légendaires railleries du développement personnel façon Quand je pense qu’on va vieillir ensemble des ex-Chiens de Navarre qu’aux psychodrames hospitaliers sérieux de Lisa Guez. C’est ainsi sceptique, d’ailleurs, au début, qu’Alice Sarfati a participé à ce genre de réunions, confie-t-elle dans le dossier de presse, mais elle en est sortie transformée, convaincue qu’il y a là matière à se soigner. Et aussi à faire du théâtre.
Ainsi, petit à petit, le spectacle se resserre-t-il autour de Jeanne – « jean », comme sa veste, ainsi que l’appelle le « psy » qui ne se souvient pas des prénoms. Elle fait remonter à la surface trois scènes vécues par sa mère, qui vient elle-même de mourir : son anniversaire à l’âge de 14 ans, à l’hôpital et chez le notaire, avec ses frère et sœur, après le décès de leur mère, la grand-mère de Jeanne, donc. Enfin, rien n’étant simple avec ces modernes familles recomposées, les trois de la fratrie n’ont pas le même père ni la même mère. Ils se partagent donc l’héritage de la tout juste défunte, et l’argent cristallise, comme d’habitude, les manques d’amour et sentiments d’injustice.
« Tout est dit, et l’on vient trop tard ». Si l’histoire familiale déroulée par Jeanne a quelque chose d’ordinaire, d’anecdotique, elle a aussi le mérite de parler à chacun, comme elle semble résonner intimement pour Alice Sarfati. Surtout, entre bascules inattendues de registres – jusqu’à la comédie musicale –, ruptures brusques de plans de jeu – les souvenirs réinventés vs la séance de constellation – et personnages qui virevoltent d’une table à l’autre – du notaire au psy, de l’anniversaire à l’hôpital, en des boucles de plus en plus courtes –, Alice Sarfati crée une belle machine à jouer dans laquelle ses cinq interprètes (Judith Zins, Vincent Steinebach, Margaux Grilleau, Sylvère Santin, Matthias Jacquin, Margot Alexandre) sont tous remarquables par leur justesse et leur palette de jeu. Découvertes par ce Théâtre 13 où elle avait remporté en 2021 le prix Jeune metteur en scène avec, déjà, une histoire de famille (Baran, une maison de famille), Alice Sarfati et sa troupe y déploient un spectacle où se mêlent une simplicité ultra-vivante, à la manière des écritures de plateau, et une dramaturgie habilement constituée, qui, à coups de ruptures successives, relance l’intérêt d’une histoire ordinaire. Naviguant entre loufoque et réalisme, Grande Ourse conjugue thématiques et pratiques de l’époque sur le fond éternel du rapport à la mère. Tout est dit, mais il ne fallait pas se taire.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Grande Ourse
Texte et mise en scène Alice Sarfati
Avec Judith Zins, Vincent Steinebach, Margaux Grilleau, Sylvère Santin, Matthias Jacquin, Margot Alexandre
Collaboration artistique Camille Soulerin
Création lumières Karl Ludwig Francisco
Création musicale Pierre CohenProduction Paon Festival
Coréalisation Paon Festival ; Théâtre 13
Soutien Drac Paca, Région Paca, Département des Alpes de Haute Provence, CENTQUATRE-PARISThéâtre 13 Bibliothèque, Paris
du 4 au 14 mars 2025
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