Et de trois ! Le cycle Cabaret de l’exil continue avec Femmes persanes, le dernier né de la série repris sous le chapiteau de bois du Fort d’Aubervilliers. De quoi traverser l’automne jusqu’à l’hiver avec baume au cœur, fougue et foi en nos élans de résistance. Ce nouveau volet se conjugue au féminin et irradie une culture ancestrale puissante.
Le théâtre équestre Zingaro revient depuis 2021 à la forme de ses débuts pour aborder l’exil et le rapport aux chevaux à partir de différentes cultures et divers pays. En 2021, son premier volet était consacré à la culture yiddish, soutenu par les musiques klezmer des communautés juives d’Europe de l’Est. En 2022, cap sur l’Irlande au côté des Irish Travellers, peuple voyageur réuni autour de son amour du cheval. 2023, voici venu le troisième pan de ce mouvement, qui place l’ouverture et le regard sur l’ailleurs au cœur de sa matrice. Direction l’Orient. Sous-titré Femmes persanes, ce spectacle leur rend hommage et convoque la mémoire d’une civilisation séculaire fondée sur le matriarcat. Presque entièrement porté par des femmes, ce spectacle est une ode à un temps révolu, celui de l’antique civilisation scythe, à la puissance des femmes, maîtresses de leur art comme de leur monture, à la révolte et à la liberté. Jamais Bartabas n’avait été aussi militant si l’on ose le mot. Il épouse ici la cause des femmes en une création qui tient du manifeste féministe franchement assumé en écho au soulèvement iranien. Les femmes y mènent la danse, la musique et le jeu. Elles revendiquent de pouvoir aimer au grand jour, elles assument leur sensualité, elles ont le regard haut et fier, elles défient l’avenir et chevauchent à toute bringue. Les hommes, quant à eux, sont masqués, enfouis dans des capes qui les cachent ou barbus butés, religieux aveugles, risibles et mesquins, avançant péniblement à dos d’âne. Ils n’ont clairement ni la majorité ni le beau rôle.
La représentation avance entre humour et gravité, élans de virtuosité et parenthèses contemplatives. Comme toujours, l’équilibre est juste, le mouvement d’ensemble organique et profond, l’alternance entre les ambiances met en valeur chaque tableau, où êtres humains et animaux se partagent la lumière. Tout commence par un rituel que l’on connaît bien maintenant. Les bougies qui encerclent la piste sont éteintes une à une et retirées de la bordure. Seuls restent les bougeoirs qui éclairent les petites tables rondes des trois premières rangées. Au centre de la scène, une mare d’eau rougeoyante, sanguine, chatoyante. Un soleil couchant liquide qui vient darder ses reflets sur la voûte en bois du chapiteau. Cette eau sans cesse traversée ou contournée en des courses retentissantes rencontre un autre élément présent en pointillé dans ce spectacle flamboyant : le feu. Chorégraphie de flammes en duo ou feu d’artifice final en solo, il apporte son lot d’images fortes, terribles ou merveilleuses. Brûlure d’un pays en proie à la déchirure, incendie révolutionnaire ou pluie d’étoiles filantes, brasier d’espoir et de joie, il résume un spectacle en clair-obscur qui passe du rouge au noir, des ténèbres à l’élan vital.
Tout sourire, les voltigeuses nous tiennent en haleine et finissent leur cavalcade effrénée sur les genoux du public hilare. Elles n’ont peur de rien, cheveux au vent et muscles saillants, corps solides et vaillants, debout sur leur monture, acrobatiques et embrasées. Au son d’un groupe de musiciennes iraniennes réunies pour l’occasion, pratiquant chant, cordes et percussions traditionnelles avec chaleur et dextérité, les figures féminines du spectacle semblent tout entières imprégnées de musique, reliées aux mélopées mélancoliques et accélérations rythmiques de leurs consœurs artistes. Leur synergie suscite respect et admiration du public, réactif et conquis, intergénérationnel et mélangé, suspendu aux prouesses effectuées. Et lorsqu’apparaît cette femme en robe de soie noire (sublime Eva Szwarcer), accrochée par le chignon, qui évolue à fleur d’eau ou suspendue dans les airs en une chorégraphie capillotractée d’une beauté inouïe, tendue, délicate, courant en apesanteur au ralenti ou tournoyant en lotus, glissant en d’amples enjambées à la surface, c’est toute la salle qui retient son souffle pour mieux goûter cet état de grâce inégalé.
Ainsi, les scènes s’enchaînent, déployant leurs paysages et leurs humeurs, défilés de sculptures vivantes à dos d’âne mariant matériaux, objets, animaux et végétaux en des symboliques plus ou moins énigmatiques, défilés de costumes tous plus somptueux les uns que les autres mixant couleurs, coupes et matières pour le plus grand plaisir de nos yeux – robes serties de broderies, soie et velours, pantalons bouffants et passementerie, foulards et bijoux –, cavalcades d’oies survoltées ou quatuor de paons chantant, farandole de tresses, crinière et cheveux noués à la queue leu leu, derviche tourneuse d’abord en blanc, sobre et contenue, puis en rouge, sensuelle et cheveux en mouvement, la forme du cabaret appelle sa dynamique interne, une succession de tableaux vivants qui mis bout à bout constituent le tissu patchwork de ce spectacle au spectre large. Et toujours la présence des chevaux, atout et socle des créations de Zingaro, jeune étalon blanc au galop, chevaux de trait au pas lourd ou chevaux sellés pour des envolées acrobatiques renversantes. Les voir s’ébrouer d’aussi près est toujours un bouleversement.
Une fois de plus, Bartabas orchestre un cabaret scintillant et maîtrisé. Il donne la parole et fait la part belle aux femmes persanes, artistes en exil venues d’Iran ou d’Afghanistan, nous gratifiant de leurs radieux talents. Il fait résonner les mots lumineux de poétesses iraniennes, dont ceux de Forough Farrokhzad, au centre de l’arène. Et ce que l’on retiendra en dernier de ces envolées physiques, lyriques et musicales d’une immense beauté, ce sont ces femmes chevauchant cheveux lâchés, corps tendu et puissant, le poing levé.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Cabaret de l’exil – Femmes persanes
Scénographie, conception et mise en scène Bartabas
Assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini
Avec Bartabas, Amandine Calsat, Sahar Dehghan (danseuse), Stéphane Drouard (Fildefériste), Marion Duterte, Johanna Houé, Camille Kaczmarek, Perrine Mechekour, Alice Pagnot, Tatiana Romanoff, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Eva Szwarcer (capillotraction), les musiciennes Firoozeh Raeesdanaee (chant et kamantcheh), Shadi Fathi (setar, shourangiz et daf), Farnaz Modarresifar (santûr), Niloufar Mohseni (tombak), Catherine Pavet (percussions), les micos Henri Carballido, Yaël Coudray, Volodia Girard, Florent Mousset, Paco Portero, les chevaux et ânes Corto, Dun, Famoso, Guerre, Hamadan, Harès, Héragone, Hercule, Houblon, Inca, Isope, Ispahan, Jade, Kaboul, Kandahar, Karaj, Kawa, Pablo, Parade, Qom, Raoul, Tabriz, Téhéran, Vino, Zurbaran, la Mule et l’Âne, et la mule Chiraz
Création sonore Catherine Pavet
Responsable des écuries Johanna Houé
Groom de Bartabas Ludovic Sarret
Soins aux chevaux Julie Boucherot, Caroline Viala
Création costumes Chouchane Abello Tcherpachian
Costumiers Eloise Descombes-Rotella, Jean Doucet, Anne Véziat
Assistantes costumière Gwendoline Grandjean, Tifenn Morvan
Patineuse Léa Deligne
Habilleuses Isabelle Guillaume, Cléo Pringigallo, Clarisse Véron
Accessoiristes Samuel Babinet, Delphine Cerf, Romain Duverne, Juliette Nozieres, Sébastien Puech
Masque d’âne Cécile Kretschmar
Directeur technique Hervé Vincent
Son Juliette Regnier
Lumière Clothilde Hoffmann, Léa Mathé
Techniciens plateau Laurent Bureau, Pierre Léonard Guétal, Christelle Naddéo, Erwan Tur
Technicien de maintenance Ouali LahlouhLe Théâtre équestre Zingaro est soutenu par le ministère de la Culture, la DRAC Ile-de-France, la Région Ile-de-France, le département de Seine-Saint-Denis et la ville d’Aubervilliers.
Durée : 1h30
Vu en octobre 2023 au Théâtre équestre Zingaro, Aubervilliers
Théâtre équestre Zingaro, Aubervilliers
du 8 novembre au 31 décembre 2024
Bartabas toujours au top ! Bravo