Avec Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète, le comédien et metteur en scène Adama Diop s’essaie pour la première fois à l’écriture théâtrale. Mais faute de creuser les possibles de son medium, son parcours initiatique d’un poète sénégalais quittant son pays pour l’Europe n’échappe à aucun des clichés qu’il prétend dénoncer.
Projetés sur un écran noir dans une salle tout aussi obscure, les mots qui ouvrent Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète placent d’emblée la pièce dans une double filiation littéraire et politique d’une grande exigence. Signés Aimé Césaire, extraits de son fameux Cahier d’un retour au pays natal (1947) ces quelques phrases, parmi lesquelles « Au bout du petit matin, trompeuse désolée eschare sur la blessure des eaux ; les martyrs qui ne témoignent pas ; les fleurs de sang qui se fanent et s’éparpillent dans le vent inutile comme des cris de perroquets babillard (…) » laissent espérer de la part d’Adama Diop l’invention d’une façon théâtrale de poursuivre l’œuvre émancipatrice de l’écrivain et homme politique martiniquais. Dans le cadre d’un portrait de lui que nous réalisions en 2020, l’artiste nous citait comme références les penseurs Achille Mbembe et Felwine Sarr, qui prennent la suite de Césaire et de la Négritude en développant une pensée postcoloniale où les enjeux africains actuels sont pensés au sein d’une dynamique mondiale et non plus en opposition avec l’Occident. Mais l’horizon d’attente qu’ouvre la citation est bien vite déçu par l’accumulation de langages et de références que mêle Adama Diop, sans faire de ce mélange le fondement d’une esthétique et encore moins d’une pensée.
Après les mots de Césaire, c’est la voix d’un conteur qui nous parvient dans une salle toujours dans sa pénombre, comme pour préparer le spectateur à une chose très éloignée de son quotidien voire de ses habitudes de représentations. En expliquant le « rituel » introductif du conte africain à son auditoire, Adama Diop institue celui-ci comme occidental. Encore imprégné de la poésie césairienne, on y voit une manière de renverser une domination historique : l’Africain serait cette fois le détenteur d’un savoir qu’il livrerait à l’Occidental venu l’écouter. Dans le texte édité chez Actes Sud, dont Adama Diop précise bien dans le livret du spectacle qu’il diffère à certains égards de celui du spectacle, le narrateur demeure ce conteur qui s’interroge au seuil de son histoire : « Quand est-ce que tout a commencé ? Pourquoi notre héros a-t-il tout quitté du jour au lendemain ? Quand a-t-il plongé dans cet océan de néant ? (…) ». Mais dans le spectacle, cette figure traditionnelle extérieure au parcours qu’elle s’apprête à raconter, celui d’un jeune Sénégalais du nom de Malal, ne tarde pas à disparaître, privant le récit d’un ancrage qui lui aurait été nécessaire. Elle ne reviendra qu’à la fin du spectacle, incarnée cette fois sous la forme d’un personnage de commedia dell’arte par Adama Diop lui-même qui est d’ailleurs le seul garant de la théâtralité de son spectacle.
Les trois autres interprètes partageant avec le plateau avec le créateur de Fajar sont en effet des musiciens : Anne-Lise Binard qui navigue entre alto, violon et guitare électrique, Léonore Védie au violoncelle et à la guitare et Dramane Dembélé au ngoni et flûtes mandingues. Mais eux et Adama Diop sont à peine moins inexistants sur scène que le conteur : ils réalisent quelques traversées assez spectrales, et viennent parfois occuper l’espace de jeu selon les codes du concert davantage que de la pièce de théâtre. La cohabitation de différentes disciplines, de langues – le wolof y est très présent – et modes et registres d’expression dans Fajar se fait au détriment et non en faveur de chacun d’entre eux. La poésie vers laquelle tend Malal, au nom de laquelle il va jusqu’à quitter son pays où l’on ne peut selon lui vivre sous le règne des muses, s’exprime aussi sur un mode mineur, à travers l’onirisme éculé qu’oppose ce personnage à un monde qui ne lui convient pas, qu’il observe avec un air lointain et vaguement dégoûté. Enfin, si le cinéma semble dominer en occupant la majeure partie des longues 2h45 du spectacle, c’est de la même manière que tous les éléments cités plus tôt : sous une forme convenue, où alternent les gros plans sur le visage d’Adama Diop qui endosse le rôle de Malal et sur des paysages qui reflètent son état d’esprit.
Peut-être en assumant davantage la part autobiographique de son récit – il admet bien dans l’entretien publié par le Théâtre National de Strasbourg que le point de départ de la pièce réside dans son parcours à lui, Sénégalais venu en France se former au théâtre, où il joue bientôt auprès de Julien Gosselin, Stéphane Braunschweig, Tiago Rodrigues ou encore Jean-François Sivadier –, Adama Diop aurait-il pu aller au-delà des banalités sur l’exil dont est rempli Fajar. Car faute de réussir à donner comme il prétend le vouloir une vraie complexité à son poète en herbe, il ne fait là que reproduire toutes les injustices et les rapports de force qu’il souhaitait dénoncer. Son protagoniste existe en effet si peu qu’au lieu de donner à voir les « migrants » autrement que comme un ensemble dont les parties ne sont jamais regardées pour elles-mêmes, il en nourrit les stéréotypes. La seule chose qui semble le caractériser, son goût pour la poésie, efface sa personnalité au lieu de la renforcer. Ce penchant pour la belle langue française, de même que la plupart des rencontres que fait Malal – une certaine Marianne qui le charme, ou encore un sage aux allures antiques –, font de lui une créature sous emprise occidentale.
Privée de la force que mettait un Aimé Césaire dans la lutte contre le colonisateur, ou dans celle que ses successeurs consacrent à la pensée de relations nouvelles entre les continents, délestées du poids de l’Histoire, cette figure de poète en exil ne témoigne finalement que de la complexité du monde. Adama Diop ne parvient guère à s’y frayer un chemin à lui. Et peut-être admet-il en partie cet échec en désertant presque le théâtre, renonçant à y chercher ce qui aurait pu lui permettre de déployer une vision particulière du phénomène migratoire, complémentaire de celles qui existent par ailleurs et qui ici étouffent Malal et ses malheurs. À des lieues du poème fondateur dont il se réclame, Fajar flotte à grande distance des rivages mythologiques.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète
Texte et mise en scène : Adama Diop
Avec Adama Diop et les musicien·nes Anne-Lise Binard (alto, chant, guitare électrique), Dramane Dembélé (ngoni, flûtes mandingues), Léonore Védie (violoncelle)
Scénographie : Lisetta Buccellato
Son : Martin Hennart
Lumière : Marie-Christine Soma
Vidéo : Pierre Martin Oriol
Costumes : Mame Fagueye Ba
Conception des masques : Étienne Champion
Musique électronique : Chloé Thévenin
Collaboration artistique : Sara LlorcaÉcriture et réalisation du film : Adama Diop
À l’image : Emily Adams, Adama Diop, Cheikh Doumbia, Marie-Sophie Ferdane, Frédéric Leidgens, Sara Llorca, Boubacar Sakho, Fatou Jupiter Touré, Issaka Sawadogo, Joséphine Zambo
Chef opérateur du film : Rémi Mazet
Voix off : Randa Baas, Prince Kabeya Tshimanga, Marcel Mankita, Jonathan Manzambi
Chant iranien : Aïda Nosrat
Traduction : Randa Baas, Ndey Koddu Faal, Daphné ReissLe texte de Fajar ou l’odyssée de l’homme qui rêvait d’être poète est publié aux éditions Actes Sud-Papiers (janvier 2024).
Production MC93 − Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale
Coproduction Théâtre Dijon-Bourgogne − Centre dramatique national, Théâtre-Sénart − Scène nationale, Les Théâtres Aix-Marseille, La Comédie de Saint -Étienne, Centre dramatique national, L’Azimut — Antony/Châtenay -Malabry − Pôle national Cirque en Île-de-France, Théâtre du Nord − Centre dramatique national Lille Tourcoing Hauts-de-France, Centre dramatique national Normandie-Rouen ; Maison de la Culture d’Amiens
Production exécutive du film KEEWU production
Avec le soutien de l’Institut français — dispositif Des Mots à la scène
Remerciements à l’Odéon − Théâtre de l’Europe, Benjamin Bahloul, Randa Baas, Samy Etienne, Sara Llorca, Marcel Mankita, Jonathan Manzambi, Aida Nosrat, Youssef Si Ali
Spectacle créé le 23 janvier 2024 à la MC2: Grenoble.Durée 2h45
Théâtre National de Strasbourg – CDN
Du 20 au 24 février 2024MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Du 28 février au 9 mars 2024Théâtre de l’Agora – Scène nationale de l’Essonne
Les 12 et 13 mars 2024Théâtre du Nord, Lille
Du 20 au 22 mars 2024Théâtre 71 – Scène nationale Malakoff
Les 27 et 28 mars 2024L’Azimut | Antony – Châtenay-Malabry
Le 4 avril 2024Tournée en cours au Sénégal
Avril-mai 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !