Avec son dernier spectacle, Extinction, Julien Gosselin a souhaité cassé les codes traditionnels du théâtre. Son apocalypse en trois actes suscite beaucoup de discussions parmi les festivaliers. Reportage.
L’ambiance est festive le soir de la première avignonnaise d’Extinction, la nouvelle création du metteur en scène français Julien Gosselin. Dans la cour du Lycée Saint-Joseph, on trinque et on fait connaissance autour d’un verre en attendant le début de la représentation. Une ancienne élève, venue avec ses parents, s’émerveille de retrouver le cadre de sa jeunesse : « Ça me touche beaucoup d’être là. J’ai vécu beaucoup de choses dans cette enceinte, mais je ne pensais pas y voir un jour un spectacle ». Alors qu’ils patientent dans la cour, transformée en guinguette pour l’occasion, les spectateurs pressentent l’originalité de l’expérience. « On sent que ça ne va pas être banal », s’enthousiasment Geneviève et Marie-Pierre, des « aficionadas » du metteur en scène. Celles qui ont adoré Joueurs, Mao II, Les Noms, créé en 2018 au Festival d’Avignon, ont décidé de se laisser porter car « ce n’est pas cinq heures qui [leur] font peur ». Rassemblés sur les bancs de la cour, un groupe de lycéens de l’option théâtre du lycée Emile Zola d’Aix-en-Provence ne sont pas dépaysés. « C’est génial de voir du théâtre dans un lycée ! On a compris que ce n’était pas un spectacle comme les autres. Il y aura des monologues, des dialogues, mais surtout beaucoup de musique, notamment de l’électro », anticipe une jeune fille. Les portes du lycée s’ouvrent, le public s’y engouffre, impatient de découvrir cette « pièce hors du commun », comme aime à la décrire Frédéric, qui s’est énormément renseigné sur ce projet, que certains spectateurs ont déjà pu découvrir au Printemps des Comédiens de Montpellier.
Sur la scène, un DJ set, un bar et quelques spectateurs esquissant des pas de danse. « Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi on monte sur la scène? », s’inquiète un homme. Après avoir fait la queue, il entraîne sa femme sur le dancefloor, une bière à la main, et tous les deux finissent par dodeliner de la tête et taper du pied, au rythme de la musique, qui peu à peu, monte en volume. C’est alors une véritable soirée techno qui éclate, intergénérationnelle et internationale, puisque les textes des écrivains autrichiens Arthur Schnitzler et Thomas Bernhard, qu’adapte Julien Gosselin dans Extinction, attirent un public germanophone. Comme une plongée dans les nuits berlinoises, la scène est peu à peu envahie d’une fumée blanche, qui encercle les spectateurs-danseurs, en transe, dos à la salle, participants à une fête aux accents de fin du monde. Et ces derniers ne s’y sont pas trompés. « C’est de la techno apocalyptique », constate un couple. « La musique est sombre. On se demande ce qui va se passer…», analysent les deux jeunes gens, qui ont complètement oublié qu’une salle entière les regarde. Leur œil est attiré par l’écran géant qui surplombe la scène dans lequel ils peuvent s’apercevoir, échevelés et fascinés par le dispositif qui projette en temps réel les images filmés par deux techniciens. L’illusion de la fête est telle que lorsque les deux comédiennes Rosa Lembeck et Victoria Quesnel arrivent sur scène, les spectateurs ont des mouvements de recul devant cette irruption du théâtre dans ce qui leur semblait « la réalité ». Les visages des deux actrices qui s’affichent en gros plan sur l’écran signent pour beaucoup de spectateurs le « début du spectacle ».
C’est surtout le point de départ de plusieurs heures de théâtre filmé, dans une fascinante mise en abyme portée avec brio par des acteurs excellents. Mais la qualité de jeu, reconnue à l’unanimité par la salle, ne convainc pas certains spectateurs venus « voir du théâtre et pas du cinéma ». Pour ce jeune designer, « c’est extrêmement ennuyeux, on ne voit pas les acteurs, cachés dans les décors ». On retrouve Geneviève et Marie-Pierre qui déplorent l’omniprésence de la vidéo : « C’est bien ce que je craignais, il y a plus de films que de théâtre. » Dubitatives devant le set techno, elles ont apprécié l’idée, mais restent en quête du sens de l’initiative : « C’est original, ça change, mais on aimerait bien comprendre le lien avec le reste de la pièce. » Les jeunes lycéens d’Aix-en-Provence ont, pour la plupart, déserté. Après trois heures de spectacle, il ne reste plus que quatre élèves, enthousiasmés par le set musical — « une musique de notre génération » — et intrigués par l’enchevêtrement complexe d’histoires de la décadence de la société viennoise. « On espère que tout va s’éclairer avec la troisième partie. Car nous sommes très critiques. Nous avons l’habitude d’aller voir des pièces de théâtre, nous avons exercé notre esprit… », assurent les jeunes. Des fins connaisseurs qui n’ont rien à envier aux spectateurs plus âgés.
Avant la troisième partie, les rangs vidés de quelques spectateurs permettent au public de se rapprocher, dans une communauté solidaire, pour qui le temps n’existe plus. Seul compte le destin de ses personnages en proie avec leurs plus bas instincts, leurs viles pulsions et la chute qui s’annonce. On pense à Melancholia de Lars Von Trier, alors qu’on assiste, impuissant à la destruction du monde connu, annoncée par les trois personnages féminins. Le regard sans cesse tourné vers le ciel, elles semblent attendre la destruction et la fin, à l’image du personnage incarné par Kirsten Dunst dans le film.
Alors que s’ouvre la troisième et ultime partie du spectacle, une cinquantaine de places disponibles sur la scène accueillent les spectateurs qui se ruent pour être au plus près de l’action. Ils espèrent une nouvelle surprise. « Quelque chose d’encore plus grand que la première partie », précise une retraitée qui n’a pas « osé » aller sur scène au début du spectacle. « Maintenant que je sais qu’on a le droit d’y aller, je me fais plaisir ! », argue-t-elle. Assise sur une estrade, Rosa Lembeck, à la manière d’une conférencière en proie à ses propres démons, offre un moment de pure littérature. Pour certains, les mots de Thomas Bernhard ne permettent pas la résolution tant attendue. Légèrement déçue et fatiguée, une partie du public sort de la représentation, un goût amer en bouche. « Je n’ai pas bien compris ce que ça voulait dire, j’ai l’impression d’avoir assisté à une heure de thérapie. Je n’étais pas prêt pour ça », s’exaspère un habitué du Festival. À ses côtés, à la sortie de la salle, les spectateurs sont dubitatifs. Avec ce spectacle, qui, tout en voulant explorer l’extrême noirceur de l’humanité, confirme son processus de déconstruction théâtrale, Julien Gosselin souhaite réinterroger la place du théâtre aujourd’hui et bousculer les habitudes des spectateurs. Objectif atteint.
Chloé Bergeret – www.sceneweb.fr
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