Après Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, le metteur en scène poursuit son exploration de l’oeuvre du dramaturge romantique et, en la confiant à une talentueuse bande de jeunes comédiennes et comédiens tout juste sortis de l’École du Théâtre National de Bretagne (TNB), en prouve toute la richesse et la singularité.
Depuis la création, en 2022, du Centre de Recherche et de Création Théâtrale de Pau (CRCTP) qu’il dirige, Éric Vigner pilote un travail innovant, et de belle ampleur, autour du fameux répertoire français, de ce théâtre dit « classique » courant du XVIIe au XIXe siècle. Après un festival, en forme de préfiguration de ce projet, organisé autour de Molière – avec la reprise des Fâcheux d’Hélène Babu et du Malade imaginaire ou le silence de Molière d’Arthur Nauzyciel –, le metteur en scène a décidé d’ouvrir un cycle de recherche et de création consacré à un auteur à la croisée des influences et des styles : Alfred de Musset. Au lieu de donner à entendre d’emblée les pièces les plus célèbres du dramaturge romantique, telles Les Caprices de Marianne ou Lorenzaccio, l’artiste a d’abord préféré explorer les marges de son oeuvre prolifique. À l’occasion de la première partie de ce cycle, organisée en septembre dernier, Léna Paugam s’est ainsi vu confier La Confession d’un enfant du siècle, Émilie Lacoste un atelier Fantasio, et Éric Vigner s’est lui-même emparé de Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. Du 20 au 22 février prochain, ce sont, cette fois, On ne badine pas avec l’amour, le poème Namouna et Il ne faut jurer de rien qui seront respectivement mis sur le métier par Émilie Lacoste, Jules Sagot et Éric Vigner au cours de l’événement « Trois nuits avec Musset ».
Pour s’approprier ce proverbe dramatique, le metteur en scène n’était pas tout à fait seul et a pu compter sur la fougue et l’audace de six jeunes comédiennes et comédiens issus de la promotion 11 de l’École du Théâtre National de Bretagne (TNB), avec qui il a cheminé, à intervalles réguliers, tout au long de leurs trois années de formation, désormais achevée. Cette alliance est d’autant plus pertinente que la jeunesse constitue, devant tout autre motif, la pierre angulaire de Il ne faut jurer de rien. Du haut de ses 25 ans, Valentin a un comportement bravache et des idées arrêtées, façonnés par un effet d’âge qui ne dit pas son nom. Poussé au mariage par son oncle, Van Buck, qui se désespère de devoir payer les créances de ce neveu au train de vie digne d’un prince, le jeune homme s’y refuse catégoriquement. Valentin n’a rien de personnel contre Cécile de Mantes, de qui Van Buck lui propose la main, mais il ne croit pas, ou plus, dans la vertu des femmes à force de leur avoir servi d’amant. Malgré ses réticences premières, et pour honorer l’affection qu’il porte à son oncle, le damoiseau passe un marché avec son aïeul et accepte de rencontrer sa prétendante, à condition que son identité reste secrète. Par ce subterfuge – un classique du théâtre classique –, le jeune homme entend atteindre un seul et unique but, et l’exprime clairement : « Si vous voulez que j’épouse mademoiselle de Mantes, il n’y a pour cela qu’un moyen, c’est de me donner la certitude qu’elle ne me mettra jamais aux mains la paire de gants dont nous parlions ». En d’autres termes, qu’elle ne lui soit jamais infidèle.
Pour faire souffler un vent de fraîcheur sur cette intrigue en terrain juvénile, Paolo Malassis et Nathan Moreira, remarquable d’aisance, prennent d’entrée de jeu, et sans en avoir sans doute conscience, l’immédiat contre-pied de leurs aînés, Christèle Tual et Thibault de Montalambert. Là où, dans Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, la comédienne et le comédien, en dépit de leur expérience et de leur talent, paraissaient refermés sur eux-mêmes et dominés par le style intrinsèquement littéraire de Musset, les deux jeunes acteurs parviennent à le faire pleinement leur et s’amusent avec leurs personnages, Van Buck et Valentin, à qui ils donnent des allures de figures. Finement dirigés par Éric Vigner, ils ne cessent d’aller vers, de tendre la main au public, pour tenter d’effacer le quatrième mur et de réduire la fracture entre les époques, dont témoignent les magnifiques costumes d’Anne Binois. Hommes galants s’il en est, n’hésitant pas, entre deux tirades, à esquisser quelques subtils pas de danse façon menuet, Paolo Malassis et Nathan Moreira réussissent à faire reluire la beauté et la modernité de la langue, mais aussi du propos, d’Alfred de Musset. Car, dès cette joute verbale introductive – qui n’est pas sans rappeler l’incipit du Misanthrope de Molière –, le dramaturge pose le cadre de règles théâtrales et de rapports humains en pleine évolution : si deux hommes liés par le sang peuvent dorénavant faire preuve d’affection l’un envers l’autre, en dehors de toute domination patriarcale, c’est aussi la jeunesse qui fixe désormais, avec un panache et un culot certains, les règles du jeu.
Cette prise de pouvoir, Éric Vigner parvient à la traduire dans sa direction d’acteurs et tend, dans un bel et juste élan, à se servir de la juvénilité de sa talentueuse bande de comédiennes et comédiens pour amplifier le décalage esquissé par Musset. Dans un élégant espace scénographique, qui reprend la grammaire et les éléments de Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, mais paraît, cette fois, plus ludique que carcéral, les personnages, précisément caractérisés, prennent des contours quasi wilsoniens et apparaissent bien plus hauts en couleur qu’à la seule lecture. Avec son côté garçon manqué à la Gavroche, la Cécile d’Esther Armengol n’est pas seulement une fille sincère et pure, mais bien une jeune femme au caractère très affirmé, en dehors des codes et des normes de son époque, quand la Baronne d’Esther Lefranc a un côté hurluberlu, qui n’est pas sans rappeler celui des fantoches qui parsèment l’oeuvre de Musset et apportent souvent à ses pièces une tonalité comique. Et c’est bien là, dans cette alliance des styles et par cette conjugaison des codes de jeu, qu’Éric Vigner réussit son pari. En même temps qu’il révèle l’adresse des jeunes actrices et acteurs qu’il dirige, à commencer par Nathan Moreira, dont on peut déjà subodorer qu’il ira loin, il débarrasse l’auteur romantique de son étiquette de « dramaturge précieux et poussiéreux », tout juste bon à occuper des plateaux de théâtre à l’esthétique dépassée, et affirme, avec assurance, toute sa richesse et sa singularité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Il ne faut jurer de rien
Texte Alfred de Musset
Mise en scène et scénographie Éric Vigner
Avec Esther Armengol, Lucille Oscar Camus, Stéphane Delile, Esther Lefranc, Paolo Malassis, Nathan Moreira
Collaboration artistique Jutta Johanna Weiss
Assistanat à la mise en scène Émilie Lacoste
Maquillage et coiffures Anne Binois
Son John Kaced
Lumières Nicolas Bazoge
Régie générale Michel Bertrand
Costumes Jatin Malik Couture
Régie lumière Manon PesquetProduction Théâtre National de Bretagne, CDN de Rennes
Coproduction CRCTP, Centre de Recherche et de Création Théâtrale de Pau ; Compagnie Suzanne MDurée : 1h25
Théâtre National de Bretagne, Rennes
du 28 janvier au 6 février 2025Théâtre Saint-Louis, Pau, dans le cadre de la programmation du CRCTP
du 20 au 22 févrierThéâtre 14, Paris
en novembre-décembre 2025Théâtre d’Arles
durant la saison 2025-2026Comédie, CDN de Reims
durant la saison 2025-2026
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !