Récemment nommée à la direction du Centre Dramatique National d’Orléans (CDNO), succédant ainsi à Séverine Chavrier, Émilie Rousset s’inscrit dans un paysage théâtral contemporain qui porte haut des enjeux sociétaux primordiaux, des dramaturgies innovantes hybridant les médiums, un goût pointu pour le travail du son et de l’image, et un rapport singulier à nos oralités. Rencontre.
Passée par l’École du TNS en mise en scène, voilà dix ans maintenant qu’Émilie Rousset fabrique des formes inédites nourries d’archives et de témoignages récoltés, invente des dispositifs singuliers qui placent la parole au centre et renouvellent le rapport au public, élabore une écriture du montage dans des performances-pensantes qui croisent divers points de vue de spécialistes, élargit ses champs d’investigation à chaque nouvelle création, tisse et met en perspective un réseau de regards experts sur des sujets ciblés, comme autant de portes d’entrée sociologiques pour approcher nos réalités.
Nous l’avons rencontrée dans les sous-sols de Cromot, Maison d’artiste et de production, dans cette période charnière de prise de fonction à la tête du Centre Dramatique National d’Orléans (CDNO), alors que viennent d’être repris à Paris deux de ses anciens spectacles : Reconstitution : le Procès de Bobigny, une co-création avec Maya Boquet, et Rituel 5 : la Mort, une co-création avec Louise Hémon. Deux propositions de tempérament qui viennent déplacer nos systèmes de représentation, deux expériences scéniques ritualisées, hautement représentatives de sa démarche. C’est ainsi qu’est née l’idée de cet entretien multipiste, en fonction des thématiques abordées lors de notre rencontre, montage d’une parole aussi claire que déliée, guidée par une pensée puissante et structurée. Un micro-dispositif en miroir des siens qui sont, à chaque fois, un cadre pertinent pour croiser les regards et les territoires.
Le CDNO – Projet, relation et partage de l’outil
Comment s’est déroulée votre arrivée à la tête du CDNO ?
Émilie Rousset : Pour le moment, j’engage tout juste une relation avec le public du CDNO, je vais présenter une de mes pièces en fin de saison et je prépare la suite. Le CDNO est une institution qui a suivi de près le dynamisme et les transformations de la scène théâtrale en France et en Europe. Son public est sensible aux recherches que proposent les artistes contemporains les plus novateur·rices. Je m’inscris donc naturellement dans la continuité de ce qu’a proposé Séverine Chavrier, tout en souhaitant ouvrir de nouveaux horizons.
En tant qu’artiste, j’aime repousser les frontières du théâtre, autant dans les formes que dans les sujets abordés. Je cherche à explorer d’autres terrains de réflexion, à créer des croisements, à provoquer des déplacements. Le projet pour le CDNO est en adéquation avec ce qui m’anime. Je pense aussi que les lieux de création comme les CDN, dirigés par un·e artiste, doivent être habités et réinventés par les artistes eux-mêmes.
Qu’est-ce qui vous anime dans ce projet ?
À un certain moment de mon parcours, j’ai réalisé que, plus mon travail était reconnu et diffusé, moins j’échangeais avec d’autres artistes indépendants. En réalité, nous évoluons dans des circuits ultra-concurrentiels qui ne sont pas conçus pour favoriser la rencontre et la collaboration. Les tensions économiques et politiques qui secouent la société et notre milieu tendent à exacerber cette situation.
C’est pourquoi le projet que je propose pour le CDNO réunit un collectif d’artistes européen pour penser et déployer le projet collectivement. Ce collectif sera composé des metteur·euses en scène, réalisateur·rices, Lola Arias, Marta Gornicka, Vanasay Khamphommala, Marcus Lindeen et Marianne Ségol-Samoy, Adeline Rosenstein, Gurshad Shaheman, Louise Hémon, ainsi que de la scénographe Nadia Lauro et de la chercheuse et curatrice Madeleine Planeix-Crocker.
Scénographier la rencontre et créer in situ
Concrètement, comment s’envisagent les temps de rencontre ?
Deux temps forts, La Caverne et La Biennale de Printemps, viendront nourrir le projet et rythmer la saison. La Caverne s’articule autour et à l’intérieur d’une scénographie immersive imaginée par Nadia Lauro. Elle proposera un environnement scénographique qui sera investi par des œuvres performatives et discursives. Avec le collectif d’artistes européens, nous y organiserons des rencontres, des débats, des lectures, des tours de chant, des projections de films… La Caverne accueillera les projets qu’on mène en parallèle de la scène, les projets collaboratifs, les projets en cours de recherche. Par exemple, je viens de réaliser une pièce radiophonique cosignée avec Alexandre Plank, réalisateur radio et cofondateur de Making Waves, à la suite d’une résidence proposée par le Festival d’Automne et l’AP-HP dans les services PMA, dons de gamètes et biologie de la reproduction de l’hôpital Jean Verdier à Bondy. Dans La Caverne nous proposerons une écoute de cette pièce audio, jouée en live.
Le deuxième temps fort, sous forme de Biennale au printemps, offrira un parcours d’œuvres créées in situ sur le territoire de la ville et de la région : salles de tribunal, gymnases, parkings, guinguette… J’y créerai avec Caroline Barneaud Alouettes – pièce de champ, une œuvre qui se joue dans un champ avec un·e agriculteur·rice local·e et son tracteur. L’idée de ces deux temps forts, c’est de créer d’autres rapports à l’œuvre et aux publics, en modifiant le dispositif. Sortir de la salle de théâtre et s’inscrire dans des paysages force à inventer d’autres formes et d’autres manières de produire, ça crée d’autres modalités de rencontres.
La co-création, synergies joyeuses
Vous co-signez souvent vos spectacles avec d’autres artistes. Que vous apporte ce processus de co-création ?
Cette liberté de fluctuation et d’alliances, je la trouve non seulement joyeuse, mais aussi dynamisante. Je ne cherche pas à créer des mariages à la vie à la mort. Ce sont plutôt des rencontres sur des désirs communs à un moment donné. Rituel 5 : la Mort est co-signée à l’écriture, à la mise en scène et à la réalisation avec Louise Hémon et nous avons fait ensemble trois pièces et quatre films courts ; Reconstitution : le Procès de Bobigny est co-signée à l’écriture avec Maya Boquet, avec qui j’ai aussi créé une série de performances intitulée Les Spécialistes. Je viens de terminer une tournée dans huit pays européens avec la pièce collective Paysages partagés, présentée en France au Festival d’Avignon 2023. Ce projet est un parcours dans la nature imaginé par Stefan Kaegi et Caroline Barneaud, qui réunit les œuvres de plusieurs artistes européens, et pour lequel j’ai signé l’une des pièces. Pour moi, la pensée émerge dans le dialogue ; il faut des convergences, des expériences et des sensibilités qui se connectent pour que quelque chose advienne de l’ordre de la création. L’image du créateur et du penseur solitaire n’est que l’incarnation d’un pouvoir, il faut s’en méfier.
Dispositifs : hybridation fertile
Dans votre travail, le cadre scénographique est une matrice dramaturgique. Pourquoi et comment élaborez-vous ces dispositifs ?
C’est ma manière de travailler, d’écrire et de créer. C’est comme ça que je réfléchis. Je travaille mes pièces autant sur le fond que sur la forme induite par le thème. À chaque fois, j’imagine un dispositif en rapport avec les matériaux et le sujet de collecte. Interroger le sens par le biais du dispositif de représentation s’apparente à des procédés plus caractéristiques de l’art contemporain ou du cinéma documentaire d’auteur·rice·s. Par exemple, chez Agnès Varda, Chantal Akerman, Alain Cavalier ou Peter Watkins, le sujet est exploré par le cinéma, qui est lui-même mis en scène, et le réel est interrogé par le regard du créateur qui s’expose dans un même mouvement.
Lorsque j’ai découvert ces films, je me suis sentie à l’aise, car j’ai perçu que le procédé d’écriture et de réflexion donnait les clefs aux spectateur·rice·s ; il portait en lui une certaine éthique, une transparence. Travailler avec des dispositifs implique également un côté très plastique. Je pense des agencements, et si ça marche, le sens s’en dégage. Ma pratique d’écriture emprunte au montage cinématographique. C’est du collage. Cette matérialité-là, cette manipulation des flux m’intéresse parce ce qu’elle est sensible et indissociable du geste. C’est comme dans la démarche documentaire : le corps et la présence sont en jeu dès le départ.
Oralité : ce que véhicule le langage
Le corps et la présence, certes, mais aussi la parole qui semble être un objet d’étude clef de l’ensemble de vos spectacles…
C’est l’épicentre de mon travail. Si on le considère uniquement sur l’angle thématique des pièces, on passe à côté de ce biais de lecture. Tout le processus d’écriture repose sur l’oralité et ses spécificités. Mes pièces explorent également, et surtout, ce qu’on ne dit pas dans ce qu’on dit, ce qu’on dit dans ce qu’on ne dit pas, et comment, malgré tout, on parvient à réfléchir ensemble. Quand je m’intéresse à des faits de société, à travers les rituels ou la question de l’avortement, j’utilise le théâtre pour partager mes recherches et ça passe par l’adresse et le langage. La parole, c’est quand même un phénomène ahurissant qui entretient un rapport au sens à la fois flou et mouvant. On parvient à saisir un sens, puis on le perd, puis on le reconquiert, et, finalement, on finit par se comprendre, ou pas. Mes spectacles s’ancrent dans cette perte et cette conquête perpétuelle, et invitent les spectateur·rice·s à en faire l’expérience sensible, mise à la loupe par le théâtre.
L’oreillette pour rejouer l’adresse
Vous utilisez souvent un système d’oreillette qui permet aux comédien·nes d’entendre la parole dont ils deviennent simultanément dépositaires. Pourquoi ce choix ?
Ma recherche est stratifiée et se déroule par étapes. Il y a d’une part un travail d’enquête à partir d’archives, un travail documentaire avec les entretiens que je mène, suivi d’un temps de montage fondamental. Ce qui est donné aux interprètes arrive ensuite, une fois les bandes-son montées. Ce sont des partitions qui n’existent pas à l’écrit. Le travail à l’oreillette découle de ce processus. J’aime ce qu’il implique dans la présence de l’acteur·ice parce qu’iels sont dans une action invisible des spectateur·rice·s et pourtant perceptible. L’oreillette influe forcément sur leur incarnation, puisqu’une autre voix est avec eux au même moment.
Néanmoins, iels ne sont pas conviés à rejouer la personne qu’iels entendent, mais à être eux-mêmes, en train de rejouer l’adresse et le mouvement de pensée. Ça les met dans un endroit de travail très particulier que j’explore depuis quelques années et qui interroge aussi spécifiquement cette chose-là : comment pense-t-on avec la personne en face, et comment la pensée serait différente sans elle, et comment cela se formule nécessairement à deux. Ici, je dirais même à trois, puisque le fantôme du document créé des impulsions et des interférences. C’est de la pure pensée vivante et cela n’a rien à voir avec de la pensée écrite. L’oreillette permet de toucher à cette matière : le flux, la pensée parlante, la parole pensante, et cet interstice entre les deux, où il se passe et se dit plein de choses.
Affaires familiales, affaire à suivre…
Vous êtes actuellement en train de composer votre nouvelle pièce, Affaires familiales, dont la création est prévue en 2025. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je suis en pleine écriture et mène des entretiens dans plusieurs pays d’Europe autour de cette juridiction, des lois et des pratiques. Il est difficile d’en parler de manière synthétique à cette étape du travail où la note d’intention est bousculée par la recherche. Les projets naissent de stratifications multiples, mais ce qui est certain, c’est que cette pièce découle de Bobigny, non pas tant pour l’aspect judiciaire, mais plutôt en ce qui concerne le rapport entre l’intime et le politique, entre le corps individuel et le corps collectif. Dans la défense du droit à l’avortement se joue le droit de disposer de son corps, et par là, l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour paraphraser la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie « l’avènement d’une réelle société démocratique » se trouve dans cette lutte.
Ce qui m’intéresse avec le sujet des affaires familiales, c’est ce trajet des récits entre l’histoire individuelle et l’histoire collective. Ces histoires, qui semblent appartenir à l’intimité du foyer et à des cas individuels, concernent en réalité l’ensemble de la société et la manière dont nous souhaitons nous structurer. Ce n’est pas pour rien que la famille est un des premiers champs investis par l’extrême droite et les conservateurs. Vladimir Poutine a supprimé les violences intrafamiliales du Code pénal, Giorgia Meloni a créé un crime universel pour la GPA, s’opposant ainsi à la reconnaissance des parentalités LGBT+. C’est intéressant de voir ce que nos institutions choisissent de prendre en charge ou refusent d’entendre. Comment nos histoires intimes, en fonction de l’écoute que la société leur accorde, prennent sens ou en perdent.
Propos recueillis par Marie Plantin – www.sceneweb.fr
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