En adaptant le livre de Nastassja Martin, Émilie Faucheux livre un spectacle exigeant, où l’épure formelle et l’interprétation virtuose transmettent toute la puissance d’une renaissance.
En 2017, la comédienne et metteuse en scène Émilie Faucheux présentait au Festival d’Avignon Médée-Kali. Écrite par Laurent Gaudé, la pièce racontait le parcours de Médée, lui adjoignant la figure de Kali, déesse hindoue et Gorgone charriant avec elle une image de destruction, de terreur et d’effroi. Cette année, l’artiste propose – toujours à Présence Pasteur – Croire aux fauves. Publié en 2019, ce livre de l’anthropologue spécialiste des populations arctiques Nastassja Martin relate l’attaque par un ours qu’elle a subi le 25 août 2015. Autobiographique, Croire aux fauves narre à la première personne son travail d’anthropologue, sa rencontre avec l’animal dans les montagnes du Kamtchatka (dans l’extrême-orient sibérien) et ses suites. En lui arrachant une partie de la mâchoire, l’ours l’a amenée à bénéficier de soins en Russie, puis en France, un parcours de longue haleine. Surtout, cette expérience l’a transformée fondamentalement, et l’ouvrage déplie sa perception du monde en s’appuyant sur la cosmologie animiste des Evènes – qui l’ont accueilli au Kamtchatka.
Si Médée-Kali explore des figures mythiques là où Croire aux fauves est un récit autobiographique contemporain, si le premier est un texte dramatique là où le second est l’adaptation d’un récit, il y a néanmoins une parentèle dans ces deux projets. Ce sont à chaque fois des figures féminines qui s’adressent à nous directement, dont les paroles viennent de très loin, emmenant avec elles des mondes où la violence se mêle à la beauté. Ce sont à chaque fois, aussi, des femmes en mouvement, dont les parcours diffèrent – tragique pour Médée-Kali, de renaissance pour Nastassja Martin – mais où les états traversés sont d’une intensité folle. Enfin, ce sont deux projets tenus avec une même rigueur et qualité d’interprétation par une comédienne qui, si elle porte seule l’intégralité du texte, déplie le récit dans un dialogue étroit avec un musicien (ici Michael Santos).
Dès la première scène, l’on est saisi. Sur le plateau plongé dans l’obscurité et occupé à cour par le musicien et ses instruments (synthé, machineries et percussions diverses, instrument inspiré du thérémine), une bande de lumière se dessine progressivement sur le mur du fond. Gagnant lentement en intensité, elle révèle une présence que l’on peine à discerner. Qu’est-ce là au loin qui émerge du noir, soutenu par la musique ? D’où vient le souffle que l’on entend ? Au bout de quelques minutes, c’est la comédienne qui apparaît. Son buste, plutôt. Tournant lentement sur elle-même, un micro en main, elle raconte, débutant par le récit des heures qui ont immédiatement suivi l’attaque de l’ours. Par cette première séquence venant empoigner aux tripes, le spectateur comprend qu’il n’y aura rien d’illustratif dans Croire aux fauves. C’est par la puissance de la mise en scène et de l’incarnation d’Émilie Faucheux, comme par le dialogue subtil entre la comédienne et le musicien, que nous allons traverser le texte. Un texte adapté, dont le montage recentre le récit sur certains éléments : le lien étroit qui liait l’anthropologue aux peuples des Evènes, le lien avec l’ours – Nastassja Martin expliquant être devenue une « miedka », un être portant une part d’ours en elle – le décalage entre la Russie et la France (d’où l’éternel sentiment d’étrangeté) et, surtout, le lien animiste la liant aux éléments et aux êtres. Dans ce chemin vers la renaissance et la transformation induites par l’accident, les rêves occupent une place de taille. Témoins du vécu, traces du passé, indices pour le futur, ils se donnent comme des outils pour accepter le présent, continuer d’avancer.
Cet itinéraire long et douloureux où les certitudes sont remises en jeu, le spectacle en rend compte avec une grande finesse et de modestes artifices – l’ensemble se jouant sur un plateau nu. Le récit se déplie dans une succession de séquences dessinant à chaque fois une atmosphère différente – toutes dominées par les gris et la pénombre. Sans misérabilisme, avec une distance qui n’oblitère pas une grande sensibilité, la comédienne transmet toutes les émotions du témoignage (de la rage à la douleur, de l’incertitude à la confiance), le travail de création musicale épaulant avec pertinence l’ensemble. Avec sa remarquable épure formelle, Croire aux fauves ouvre l’imaginaire, convoque dans chaque séquence des images, des sensations, des émotions troubles, lointaines. Les réflexions de Martin sur l’animisme ne semblent ici pas abstraites mais sont transmises de manière concrètes et directes, elles s’éprouvent. C’est un chemin vers la vie, vers l’acceptation de la métamorphose et qui invite dans son final, qui sait, chacun à reconsidérer la sienne.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Croire aux fauves
Texte Nastassja Martin (éditions Verticales)
Mise en scène Émilie Faucheux
Avec Émilie Faucheux et Michael Santos
Lumières Guillaume Junot
Création sonore Michael Santos et Emilie Faucheux
Costumes, accessoires et maquillage Amélie LoisyProduction Ume Théâtre
Avec le soutien de la Ville de Dijon, Conseil Régional de Bourgogne Franche-Comté, Conseil Général de Côte d’Or, Conseil Général de l’Yonne
Accueil en résidence Théâtre d’Auxerre, Artdam (Longvic), Le Théâtre (Macon)Durée : 1h15
L’Echangeur à Bagnolet
du 17 au 21 octobre 2023
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