Dans un spectacle gigogne où un récit chasse l’autre, Émilie Capliez fait du roman de Jules Verne un véritable polar où elle réunit théâtre, musique, vidéo, magie et chant. Étourdissant et plaisant.
À peine le temps de comprendre qui sont les premiers personnages (un berger et un colporteur) que c’en est fini. On ne les « reverra pas », comme il est écrit sur le rideau de scène. Le rythme sera le même tout au long de ces 90 minutes puisque chaque histoire débouche sur une autre, jusqu’à boucler la boucle façon Sherlock Holmes dans un final implacable dont on ne dira rien.
România, plaine de Klausenburg, quelque part en Transylvanie. Au bout de la lunette optique du berger, un château perché dont s’échappe une fumée alors que plus personne n’y habite. Et si c’était la soprano pourtant morte sur scène ? C’est en tout cas sa voix cristalline qui parvient à l’auberge d’en bas où les commérages vont bon train. Un petit équipage local, dont un médecin plus trouillard que ce qu’il prétend, va tenter la périlleuse ascension vers cet endroit fantasmé et craint, puis ce sera le tour d’un mélomane amoureux platonique de la chanteuse et inconsolable de sa disparition. Ce dernier mène l’enquête au sujet d’un baron qui l’aurait assassinée et qui se trouve être… le fils du propriétaire du château !
Ce vaste Cluedo a été imaginé par Jules Verne dans Le Château des Carpathes, qui constitue l’un des 54 Voyages extraordinaires, pas le plus connu – comparé aux blockbusters que sont Vingt Mille Lieues sous les mers ou Le Tour du monde en 80 jours –, mais très amusant, même si immontable dans son jus de 1892 selon la metteuse Émilie Capliez qui s’est lancée dans une adaptation moderne avec la dramaturge Agathe Peyrard, fidèle collaboratrice de Julie Deliquet ou de Fabien Gorgeart. Exit les propos antisémites si courants dans la littérature en pleine affaire Dreyfus. Par ailleurs, dans cette version, l’aubergiste est désormais une femme qui se fait narratrice, MC, micro en main, pour relier tous les éléments du puzzle.
Choisissant d’illustrer cette fable, Émilie Capliez opère avec souplesse un assemblage de disciplines artistiques qu’elle avait déjà mis à l’œuvre dans de précédentes créations à destination du jeune public (Little Nemo ou la vocation de l’aube et L’Enfant et les sortilèges), notamment avec le chant. Au plateau, en plus des comédiens multi-rôles – dont deux sont permanents dans la jeune troupe régionale mise en place avec le CDN de Reims –, se trouvent une pianiste, une violoncelliste et un trompettiste. Et la rayonnante Emma Liégeois qui crée, l’espace d’un instant, un récital en plein Teatro San Carlo de Naples. Certes, ces sauts d’un endroit à l’autre sont parfois abrupts et le décor un brin kitsch (les rideaux rouges du théâtre italien), mais il faut cette efficacité-là pour que le récit garde ce rythme, et ce sont au final les savoir-faire des artistes au plateau qui priment dans des clairs-obscurs plus obscurs que clairs – quel travail sur le sombre ! – dessinant des ombres et permettant de croire à des déambulations labyrinthiques dans le château. Et quand cela ne suffit pas, la vidéo, sur deux écrans jumeaux et mobiles, prend le relais.
Comme elle l’avait déjà fait dans Quand j’étais petit je voterai – devenu « petite » et toujours en tournée après sa création en 2016 –, Émilie Capliez adresse des messages d’utilité publique au jeune public en l’incitant à se méfier des sirènes de la surconsommation, en démontant les peurs des villageois pour ce/ceux qui ne lui est pas familier ou en évoquant le burn-out – celui de la chanteuse, en l’occurrence. Surtout, elle adopte un point de vue féministe sur cette histoire en déjouant la notion de muse, et en pointant la toxicité du regard, voire de l’emprise masculine, sur la star épiée, étouffée. Le Château des Carpathes, écrit cinq ans avant le Dracula de Bram Stoker, a aussi comme langage la musique composée par la trompettiste de jazz Arielle Besson qui, plus que d’accentuer la peur, voire la terreur, à grand renfort d’effets pompeux, la rend simple, enjouée et presque enfantine. Ce qui correspond à l’aspect ludique de cette adaptation scénique fidèle aux inventions dont sont truffés les textes de Jules Verne. Le travail sur l’apparition-disparition (d’une figure, d’un décor) fonctionne à plein ici pour que le terme « fantastique » propre à ce type de roman, et entendu au sens de surnaturel, puisse aussi se déployer au théâtre.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Le Château des Carpathes
d’après Jules Verne
Mise en scène Émilie Capliez
Avec François Charron, Emma Liégeois, Fatou Malsert, Rayan Ouertani, Jean-Baptiste Verquin, et les musiciens Julien Lallier (piano), Adèle Viret (violoncelle), Oscar Viret (trompette)
Composition musicale Airelle Besson
Adaptation Émilie Capliez, en collaboration avec Agathe Peyrard
Scénographie Alban Ho Van
Lumière Kelig Le Bars
Vidéo Pierre Martin Oriol
Création son Hugo Hamman
Costumes Pauline Kieffer
Perruques Émilie Vuez
Dramaturgie musicale et assistanat à la mise en scène Solène Souriau
Régie générale Nicolas Henault
Régie plateau Bruno Friedrich
Régie lumière Gabrielle Marillier, en alternance avec Nicolas Bazoge
Régie son Hugo Hamman, en alternance avec Grégoire Harrer
Régie vidéo Robin GontierProduction Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace
Coproduction Théâtre National Populaire – Villeurbanne ; Théâtre de Lorient – CDN ; Les Gémeaux – Scène nationale de Sceaux ; Théâtre du Jeu de Paume – Aix-en-Provence ; Théâtre d’Arles ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-MarneDurée : 1h30
À partir de 12 ansComédie de Colmar, CDN Grand Est Alsace
du 27 février au 8 mars 2025Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
les 25 et 26 marsOpéra-Théâtre de Saint-Étienne, en collaboration avec La Comédie de Saint-Étienne, CDN
du 2 au 4 avrilThéâtre National Populaire, Villeurbanne
du 8 au 17 avrilOpéra de Dijon
les 6 et 7 maiBonlieu, Scène nationale Annecy
les 15 et 16 maiThéâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence
les 8 et 9 octobreThéâtre d’Arles
les 14 et 15 octobreLes Gémeaux, Scène nationale de Sceaux
du 5 au 7 décembreThéâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne
du 10 au 14 décembreThéâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie
du 16 au 19 décembreThéâtre de Lorient, CDN
les 14 et 15 janvier 2026Le Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan
le 27 janvier
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