Rencontre attendue, et malheureusement en partie manquée, entre le théâtre et la littérature, Écrire sa vie peine à faire entendre la langue de Virginia Woolf, malgré une distribution investie, un travail de fond colossal et l’harmonie de tous les éléments scéniques. Au Festival d’Avignon, Pauline Bayle poursuit un geste de metteuse en scène fort et ambitieux, mais l’écriture de l’autrice anglaise lui résiste. Reste la beauté des images et la mélancolie musicale, la rémanence de l’enfance dans nos amitiés d’adultes.
Attisé par les précédentes créations de Pauline Bayle, il y a des spectacles qu’on avait particulièrement envie d’aimer. Ecrire sa vie en faisait partie. Rompue à l’art d’adapter à la scène des œuvres littéraires d’envergure, récit fleuve antique parcouru de combats acharnés et d’aventures initiatiques (Iliade et Odyssée) ou roman d’apprentissage du XIXème siècle dans la jungle journalistique parisienne (Illusions perdues), à chaque fois, que ce soit avec Homère ou Balzac, la jeune metteuse en scène, et actuelle directrice du Théâtre Public de Montreuil, avait su tricoter une transposition qui respirait la fluidité et l’évidence, l’intelligence et la mise en partage, portée par un rythme trépidant et des comédien.nes solides et lumineux. À chaque fois, le lien au public se tissait dans la surprise ou la circulation, que ce soit dans la prise à partie des spectateurs (au début d’Iliade qui démarrait sur le parvis du théâtre) ou dans le dispositif scène-salle quadri-frontal d’Illusions perdues qui faisait de la scène une arène tumultueuse. À chaque fois, la langue était au cœur du processus et résonnait comme jamais. Le théâtre devenait alors la chambre d’échos infinis de la littérature, debout et oralisée, vivante, encore et toujours, traversant les siècles pour nous parvenir, éclatante, dans la coprésence d’un spectacle et de spectateurs réunis. Pauline Bayle est brillante, Écrire sa vie ne le dément pas, mais son dernier-né n’a malheureusement pas la force de frappe de ses aînés, l’épure et l’alchimie des précédents.
Cette nouvelle création, programmée dans le Festival d’Avignon, qui plus est dans l’un de ses plus beaux écrins, le majestueux Cloître des Carmes, vieilles pierres et ciel ouvert, tout le monde l’attendait au tournant, clairement. Confiants et curieux. Aimantés, pour les amateurs de l’œuvre de Virginia Woolf, par les promesses suscitées par son ambition : s’emparer des Vagues, l’un de ses romans phare, en frictionnant son intrigue, ou plutôt son déroulé, à d’autres écrits de l’autrice d’Une Chambre à soi et Mrs Dalloway, en l’occurrence en puisant dans son Journal. On y suit une bande d’amis réunis dans l’expectative du retour de l’un d’entre eux, Jacob, que tous attendent avec un mélange d’impatience et d’excitation fébrile. Ils ont préparé une fête en son honneur. Jacob, c’est un peu Godot : il en sera question pendant toute la pièce sans qu’on en voit la couleur des cheveux. C’est un spectacle sur l’amitié donc, les liens qui nous unissent indéfectiblement sur la durée ; c’est un spectacle sur le temps qui passe, et ce qui s’y brise ou perdure ; c’est un spectacle sur ce qu’on dit de soi et des autres, la manière dont on se raconte et exprime depuis nos profondeurs l’expérience de vivre ; c’est un spectacle perclus des doutes de ses protagonistes, de la difficulté à choisir sa voie et sa vie, à trouver sa place, pour soi et au milieu des autres.
On y entre par la scène, recouverte d’un gravier blanc, et le public se divise en deux. Certains prennent place sur les gradins disposés à même le plateau, s’intégrant au décor, les autres vont s’asseoir en face. Le théâtre de Pauline Bayle propose un positionnement particulier du regard et de l’écoute, et vient questionner notre place, d’où l’on regarde, et la prise de parole, d’où l’on parle. Or, dans Écrire sa vie, c’est là que le bât blesse. La rencontre entre l’écriture de Virginia Woolf et le plateau n’opère pas, et on peine à l’entendre malgré une écoute attentive. Effet de première peut-être, effet de plein air aussi, malgré leurs micros, les comédien.nes jouent en force. Ils assènent leurs tirades dans une énergie qui sonne artificielle, et l’intime ne prend pas. L’accès au texte est rompu parce que trop projeté, la dynamique qui œuvre à son émission provoque l’effet inverse : on recule au lieu de plonger. Rencontre manquée à cet endroit, qui est le principal puisqu’au centre, il y a la langue, mais aussi les êtres qui la parlent et, ce faisant, s’ouvrent à nous. Cette langue qui est le lien entre eux, mais aussi avec nous, ce qui nous donne accès à chacun.e d’entre eux. Et quand bien même les comédien.nes nous convient d’emblée à ce banquet de l’amitié, en s’adressant à nous droit dans les yeux, on a du mal à se sentir vraiment invité.
Et qu’il est douloureux de l’écrire quand tout le reste est d’une beauté redoutable. La scénographie d’abord (conçue à deux regards par Fanny Laplane et Pauline Bayle), cette table de banquet qui se couvre au fur et à mesure de victuailles, nature morte évolutive, épicentre de la scène qui mutera par à-coups au fur et à mesure de la vie qui va, de la guerre qui éclate et enraye le cours tranquille des jours. Ces ballons rouges et ronds qui rappellent la forme et la couleur des tomates sur le blanc de la nappe et s’élèvent dans les airs pour tisser une brassée de lampions flottants. Les lumières sensibles de Claire Gondrexon qui sculptent des tableaux ombragés et changeants, des atmosphères ondoyantes dans lesquelles on se coule avec émerveillement. Dans la lumière rasante, le gravier devient sable et les paysages woolfiens apparaissent. Impression saisissante. Les costumes, sublimes de délicatesse, de Pétronille Salomé, contemporains, ligne claire, rapport idéal entre coupes, matières et couleurs, jouent sur les résonances et les rappels par touches légères dans la dernière partie du vertige identitaire. Enfin, la composition musicale signée Julien Lemonnier, superbe, qu’elle enfle dans le grondement de la rumeur de la guerre qui pointe en toile de fond ou qu’elle se fasse boucle répétitive, entraînante et mélancolique sur laquelle les interprètes dansent en chœur.
Sommet de la représentation, ces parenthèses physiques irradient puissance et déploiement de soi. Comme si ces personnages, pris dans le flou de l’existence, parvenaient enfin à s’ancrer en faisant corps et chœur ensemble. La phrase chorégraphique, répétée à plusieurs reprises, révèle des interprètes capables d’embrasser la danse autant que le jeu. Si les monologues deviennent des tunnels de texte difficiles à absorber, si la direction d’acteur.ices privilégie l’énergie envoyée plutôt que l’intimité dévoilée, et mériterait peut-être de contacter une zone plus trouble, de l’ordre de la sincérité et de l’intériorité, on n’en est pas moins frappé au détour d’une phrase ou d’une tirade par l’affolante contemporanéité de ce qui s’exprime, par les effets rebonds avec notre époque en crise. Et dans nos remous d’hier et d’aujourd’hui, ce qui reste, indéfectible, c’est la solidité de nos inébranlables amitiés. Quant à nous, ce que l’on retient, c’est la déception d’une rencontre manquée entre le théâtre et la littérature, la beauté mélancolique des tableaux-paysages scéniques et les papillons d’Avignon qui volent autour de la tablée, vivants, insouciants du regard posé sur eux.
Marie Plantin – sceneweb.fr
Écrire sa vie
d’après l’œuvre de Virginia Woolf
Adaptation et mise en scène Pauline Bayle
Avec Hélène Chevallier, Guillaume Compiano, Viktoria Kozlova, Loïc Renard, Jenna Thiam, Charlotte Van Bervesselès
Scénographie Pauline Bayle, Fanny Laplane
Lumière Claire Gondrexon
Costumes Pétronille Salomé
Musique Julien Lemonnier
Son Olivier Renet
Assistanat à la mise en scène Isabelle Antoine
Accessoires Éric Blanchard
Regard extérieur chorégraphie Madeleine Fournier
Assistanat aux costumes Nathalie SaulnierProduction Théâtre Public de Montreuil Centre dramatique national
Coproduction Comédie de Béthune Centre dramatique national des Hauts-de-France, Châteauvallon-Liberté Scène nationale (Toulon), Tandem Scène nationale (Arras-Douai), Tangram Scène nationale (Évreux), Théâtre 71 Scène nationale (Malakoff), Théâtre de la Croix-Rousse (Lyon), Le Parvis Scène nationale Tarbes-Pyrénées, Scène nationale d’Albi-Tarn, Théâtre le Rayon Vert Scène conventionnée de Saint-Valery-en-Caux
Avec le soutien de ville d’Arpajon, ville de La Norville, ville de Saint-Germain-lès-Arpajon, ministère de la Culture Drac Île-de-France, Département de l’Essonne, Espace 1789 à Saint-Ouen, Département de Seine-Saint-Denis, l’Institut Français du Royaume-Uni pour la traduction en anglais et pour la 77e édition du Festival d’Avignon : SpedidamDurée : 2h
Festival d’Avignon 2023
Cloître des Carmes
du 8 au 16 juillet 2023, à 22hThéâtre Public de Montreuil, Centre dramatique national
du 26 septembre au 21 octobreLe Parvis, Scène nationale Tarbes-Pyrénées
les 20 et 21 novembreChâteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon
les 8 et 9 décembreTCC, Théâtre Châtillon Clamart
les 14 et 15 décembreThéâtre Dijon Bourgogne, Centre dramatique national
du 13 au 16 février 2024Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon
du 5 au 8 mars
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