La Ministre de la culture, Françoise Nyssen a annoncé cette semaine une réorganisation de la scène francophone en France avec l’arrivée de Théâtre Ouvert en 2019 sur le lieu du Tarmac. Une sorte de fusion entre les deux structures qui provoque beaucoup de remous dans le monde du spectacle vivant. L’auteur et metteur en scène Dieudonné Niangouna a publié cette nuit sur sa page facebook une tribune intitulée « Le Tarmac doit continuer ». Nous la reproduisons ici.
Le Tarmac est une porte ouverte qui permet d’un côté comme de l’autre de lire intérieurement le monde, de circuler dans les cultures, d’aborder le temps que nous partageons depuis nos fenêtres du globe, d’être différent sans avoir peur d’être ensemble et de devenir une façons d’être au monde. Cette porte à longtemps lutté contre l’opacité et le renferment sur soi pour savoir dire que nous disons le monde parce que c’est le monde qui vient s’exprimer ici, nous le laissons nous parler. Le Tarmac fait exister d’une part et d’autre des frontières car il a pris le choix d’être réellement au monde, alimentant les cinq continents. Il possède une présence poétique d’une force très rare car elle est une forme idéale de la circulation de la pensée. En cela le Tarmac est une caisse de résonance assez pertinente de l’état actuel de notre monde. Le Tarmac est un endroit où le public n’est pas une catégorie de public justement, où le public n’est pas un, ne représente pas une définition de savoir, où aucune forme d’exotisme ne peut avoir une place parce qu’il n’y a que des voix différentes et parallèles, et que le public apprend autrement à être public. Le Tarmac ne vient pas d’une culture, il est une constellation de cultures. La galactique des francophonies nourries de nos poétiques, à nous les artistes qui les avons de manière partageable et bien au-delà des cultures de base. C’est cette marque de confiance en la vie qui empêche le repli sur soi, l’intolérance et toutes formes de radicalité culturelle. Et cette marque de confiance est un talent que j’honore comme un sacré devoir universel. C’est un héritage que nous tenons de tous les ouvriers d’esprits. Ce qui permet au public du Tarmac de bénéficier d’une richesse nettement rare par les temps qui courent : lire un rayon de la bibliothèque francophone au coeur du monde en une saison. C’est ça « l’arcencialité » des essences qui fait cette maison. Comment arriver à soi est une chose tellement délicate, que la part des autres nourrit avec grande intelligence ce que nous appelons « identité ». C’est bien là, la véhémence du Tarmac.
Aujourd’hui on ne peut plus parler d’une francophonie à la carte. C’est vrai. Tout comme on ne doit pas ignorer le fait qu’un esprit francophone existe, des cultures mêmes. L’important n’est pas de défendre une forme de chauvinisme mais de savoir reconnaître qu’on ne jette pas l’eau du bain avec le bébé. Il y a une tendance qui date des éternités; celle de régler les choses par le haut et on oublie que l’arbre tient par le bas. Passer d’une radicalité à une autre c’est aussi inconscient que de rentrer dans une maternelle avec une machette parce que quelqu’un aurait crié au feu. À force de prétendre que les choses qui sont souterraines ne voient pas la lumière du jour on finit par obliger aux racines de sortir du sol et créer la mort de l’arbre. On ne peut pas se permettre de niveler les lectures sur un territoire ni les raisons des lectures, leurs essences et leurs coutures. Je trouve que la complexité est une richesse et ce n’est pas en simplifiant la lecture des choses qu’on arrive à reconnaître une multiplicité des valeurs que nous sommes. L’étrange, l’étrangeté et l’étranger sont dans nos théâtres et sont mêmes raisons de nos théâtres. Pour avoir grandit avec le Tarmac je peux témoigner de « l’anti-ghettoïsation » de ce lieu à l’envers de certains illustres quartiers généraux de théâtre qui sont devenus des vrais ghettos de sens où il est interdit de penser autrement que « COMME ÇA », interdit de penser quoi que ce soit d’autre que « ÇA ». Ce n’est pas en refusant sa viande à la panthère, tout en allant se cacher chez le léopard, que la chèvre ne sera pas dévorée. On ne peut pas nous faire croire qu’en déplaçant la conception de la francophonie d’un iota, que nous artistes, auteurs et créateurs francophones (du sud comme d’ailleurs ) serons logés à la même enseigne que tout ceux avec qui nous partageons cette langue, et tout clivage prendra définitivement fin, que tous nous serons considérés comme faisant partie d’une même et unique zone d’expression française, tous, à part égale, d’évidence et uniformément alignés, bénéficiant des mêmes chances et jouissant des mêmes droits et travaillant pour les mêmes causes et espérons la même poétique du devenir comme des soldats de plomb. La facilité avec laquelle on veut nous faire croire les choses est un opium. C’est très grave d’un point de vue de la corruption d’esprit.
La question de la langue questionne le théâtre depuis l’origine de son auteur et de ses interprètes, à travers des systèmes de pensée différents, jusqu’à dépasser ce qu’on pourrait attendre d’elle. Car cette question ne fige rien. Elle ne fait que développer des imaginaires qui sans cesse tricotent le possible, l’affirment, avec toutes ces différences, lui donnent un visage et un nom qui ne l’enferment ni dans une couleur ni dans une culture ni dans une origine ni dans une esthétique et encore moins dans une politique. Ça c’est de la création! La question de la présence, la question du corps, du visible et son langage articulé-désarticulé, la question d’être entier en étant plusieurs facteurs comme un vrai monstre de Frankenstein, la question des univers et leurs constellations de différences qui gravitent autour de quelque chose qui nous paraît aujourd’hui insignifiant (comme la francophonie) n’est pas un mystère; c’est un procédé des échanges qui pendant longtemps ont musclé des façons de travailler pour dépasser les conceptions de base. Il faut énormément écouter les artistes, parce qu’ils sont les électrons déchaînés entre différents systèmes et cosmogonies de langages pour inventer des voix, dessiner des horizons et raconter d’autres visions plus amples que la stérilité politique des évanescences. Il faut aider, beaucoup, soutenir, avec raison, force et courage, ce laboratoire de notre monde qui donne une température, une cartographie, et un sens aigu de toutes les formes de diversités à commencer par celle qui fait le pluriel du « je » et le singulier du « nous » : LE TARMAC! Il mérite un regard beaucoup plus reconnaissant en ces temps de crise de la pensée. Car dans l’écriture de notre futur commun, sur ce que seront nos espaces de création, nos publics de demain et l’ouverture de nos mondes qui ne peut se faire sans celui de nos arts vers d’autres territoires publics et intimes, le Tarmac est bel et bien le puissant fer de lance. Il mérite d’être défendu!
Dieudonné Niangouna
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