Réunis au sein d’un même programme donné par le Ballet de l’Opéra de Paris, Vers la mort de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal et Appartement du Suédois Mats Ek saisissent par la sculpturalité et l’expressivité de leurs bouillonnants interprètes.
Après un premier travail avec le Ballet de l’Opéra national de Paris à l’occasion de la création de Faunes, elliptique, mais voluptueuse revisite de L’Après-midi d’un faune d’après Nijinski, Sharon Eyal revient au Palais Garnier avec une proposition plus conséquente, pensée comme l’adaptation de l’un de ses plus grands succès : OCD Love. En 2015, l’artiste découvrait un texte du poète-slameur américain Neil Hilborn, qui allait l’obséder au point d’en faire l’origine d’une série de plusieurs pièces à partir de la parole monologuée d’un homme amoureux qui se confronte à ses tocs (« Obsessive Compulsive Disorder »). C’est ainsi que les troubles manifestes irriguent son travail sur les corps pulsionnels, mis à nu à la fois de façon mécanique et organique.
Si, dans la première version, le rideau s’ouvrait sur le corps à demi vêtu d’un homme seul en scène, éclairé sous une douche de lumière, c’est un solo féminin plein de calme, et en même temps agité, qui inaugure la recréation de la pièce ; avant que le groupe ne se forme en grappe, en ligne, en ronde. Nimbés d’une lumière écarlate, habillés de collants et de corsets échancrés, les interprètes présentent comme toujours des corps compressés qui vont gagner en ampleur et en liberté. Jambes et pieds arc-boutés, torse et bras anguleux et étirés, les silhouettes des danseuses et danseurs hissées sur demi-pointes s’élèvent dans toute leur verticalité. Leur mouvement étrangement fluide et saccadé, puissamment viscéral et pulsé, est bien caractéristique de la gestuelle d’Eyal. Tout en tension et en équilibre, se livre un cérémonial fiévreux qui, contrairement au titre donné à la pièce, paraît bien moins funeste que totalement fougueux, proche de la transe hypnotique. Cette dimension est renforcée par la partition électronique d’Ori Lichtik faite de sombres nappes évanescentes et de stricts martèlements rythmiques. Passionnelle, embrasée, la danse est portée par l’énergie du désir et de l’attraction comme de la lutte et de la conjuration. Vers la mort est donc une œuvre pleine de vie et de sensualité, dans laquelle un érotisme brulant et une rigueur maniaque produisent un mélange fascinant.
Les corps sculpturaux de Sharon Eyal gagnent en humanité fébrile et combative dans la seconde pièce : la reprise de l’opus génialement insolite de Mats Ek, Appartement. En proie à moins d’abstraction hédoniste, les danseurs s’illustrent cette fois dans un drôle de dialogue avec la réalité triviale et matérielle de la vie domestique. Créée en 2000 et plusieurs fois reprise depuis, la pièce est un hit de la compagnie dont la nouvelle génération et une flopée de jeunes étoiles s’emparent pour la première fois, avec engagement et conviction.
Appartement croque donc l’apparente banalité de l’existence, mais jamais de manière ordinaire. En témoigne la folie dadaïste qui souffle sur le plateau, à commencer par l’installation au premier plan d’un bidet (rappelant Duchamp) qui dénote avec le luxueux décorum rouge et or de Garnier. L’iconoclaste Mats Ek n’hésite pas à y faire plonger Ludmilla Pagliero. Devenue emblématique de la pièce, sa « Marche des aspirateurs » se présente elle aussi comme un édifiant exemple de la singularité du geste adopté. Brute et nerveuse, la danse est aussi soutenue par l’accompagnement musical aux accents tapageurs et urgents que joue en direct le groupe suédois Fleshquartet. L’humour grinçant n’atténue rien de la solitude et de la détresse existentielle. Le solo d’Hugo Marchand tantôt larvé, tantôt happé, devant son écran de télévision, puis le pas de deux d’un couple infanticide autour de la gazinière (Valentine Colasante et Jack Gazstowtt d’une douleur rentrée) le confirment. La douceur et l’affection peuvent aussi affleurer, comme c’est le cas dans la scène de la porte (Ida Viikinkoski et Marc Moreau) ou le duo des embryons (Germain Louvet et Antoine Kirscher tout en tendresse).
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Programme Sharon Eyal / Mats Ek
Vers la mort
Chorégraphie Sharon Eyal
Avec Naïs Duboscq, Caroline Osmont, Nine Seropian, Adèle Belem, Marion Gautier de Charnacé, Mickaël Lafon, Yvon Demol, Julien Guillemard, Loup Marcault-Derouard, Nathan Bisson
Co-création Gai Behar
Musique Ori Lichtik
Lumières Thierry DreyfusAppartement
Chorégraphie Mats Ek
Avec Ludmila Pagliero en alternance avec Roxane Stojanov, Hugo Marchand en alternance avec Hugo Vigliotti, Valentine Colasante en alternance avec Léonore Baulac, Jack Gasztowtt en alternance avec Alexandre Gasse, Ida Viikinkoski en alternance avec Lucie Devignes, Marc Moreau en alternance avec Florent Melac, Hannah O’Neill en alternance avec Marine Ganio, Pablo Legasa en alternance avec Takeru Coste, Germain Louvet en alternance avec Axel Ibot, Antoine Kirscher en alternance avec Francesco Mura, Daniel Stokes en alternance avec Milo Avêque, Clémence Gross en alternance avec Victoire Anquetil
Musique Fleshquartet
Décors et costumes Peter Freiij
Lumières Erik BerglundDurée : 1h50 (entracte compris)
Opéra national de Paris, Palais Garnier
du 27 mars au 18 avril 2025
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