Dans la droite ligne de Poil de carotte, Poil de carotte, la nouvelle création de Flavien Bellec et Étienne Blanc, Détail d’un vase grec à figures rouges, évite soigneusement de s’emparer de l’œuvre d’Homère pour tenter de déjouer les attendus de la représentation théâtrale, au risque de se laisser piéger par son propre système.
Sur les bancs de la fac de Nanterre, où leurs chemins se sont croisés il y a tout juste dix ans dans le cadre du Master « Mise en scène et dramaturgie » qu’ils suivaient en parallèle, Flavien Bellec et Étienne Blanc se plaisaient déjà à naviguer à contre-courant. Interrogé par Aurélie Charon à l’occasion de l’émission « L’Avant-Scène » diffusée sur France Culture, le premier se souvient de leur rencontre : « J’ai en mémoire Étienne qui, pendant des lectures, assumait très clairement de dire que non, il n’avait pas aimé le texte qui avait été lu. Moi, j’essayais plutôt d’être dans un truc positif, mais je me rendais bien compte que je n’avais pas aimé non plus, donc on s’est un peu rejoint (là-dessus) » ; et le second d’avoir abondé, sans le savoir, quelques secondes auparavant : « On s’est rendu compte que ce qui nous intéressait au théâtre, c’était d’essayer de prendre à revers absolument toutes les consignes ou tout ce qu’on nous avait demandé de faire, ce qu’on nous avait appris, ce qu’on nous avait dit qu’il fallait faire au théâtre, et on s’est dit que ce qui nous intéressait, c’était d’essayer de prendre tout à l’opposé, de rendre des formes très vivantes à partir de ça ». Allergique aux oeuvres figées, le tandem s’est alors lancé dans une entreprise de désacralisation des textes et, avec eux, de la figure de l’auteur. Après deux solos, Flavien, one-man show expérimental (2019) et Antigone Puppet (2021), Flavien Bellec et Étienne Blanc ont décidé de s’attaquer au plus célèbre des romans de Jules Renard, Poil de carotte, non pas pour en livrer une adaptation en bonne et due forme, mais en utilisant « les mécanismes d’humiliation à l’œuvre dans sa trame pour tendre un miroir sale au petit monde du théâtre », comme nous l’écrivions à l’occasion de sa présentation, il y a quelques mois, au Théâtre du Train Bleu, dans le cadre du Off d’Avignon.
Mêmes joueurs jouent encore, serait-on tenter d’écrire, au sujet de leur nouvelle création, Détail d’un vase grec à figures rouges. Présentée sur le papier comme une adaptation « très libre » de L’Odyssée d’Homère, elle douche dès sa note d’intention les espoirs des puristes. « ‘I would prefer not’ ou nous préférons ne pas mettre en scène L’Odyssée d’Homère », y écrivent à son sujet, avec des accents très bartlebiens, Flavien Bellec et Étienne Blanc. Et les deux metteurs en scène tiennent parole. De cette oeuvre antique, qu’ils décrivent comme « un poème polémique, une sorte de réponse à L’Illiade pour y contester un certain idéal grec », ils ne retirent en définitive que la logique qu’ils y voient, soit, au-delà de la tradition orale sur laquelle elle se fonde, « un long bavardage inutile, raconté uniquement dans le but de gagner du temps et de repousser l’action dramatique principale, en l’occurrence ici : le retour d’Ulysse à Ithaque et ses retrouvailles avec Télémaque et Pénélope ». Cet art de l’attente, le tandem tente alors de l’utiliser pour traduire son quotidien artistique, celui d’une création théâtrale qui peinerait à advenir. Sous la surveillance d’Étienne Blanc, discrètement assis sur une chaise à jardin, son ordinateur sur les genoux, prêt à dégainer n’importe quel fragment de surtitrage ou morceau de musique, Flavien Bellec apparaît tel qu’en lui-même, à la manière d’un metteur en scène souffrant, qui ne saurait plus vers quelle oeuvre se tourner.
D’abord tenté par le recyclage d’un vieux projet, Hamlet Safari, qui n’avait finalement jamais abouti, l’artiste explique avoir également envisagé d’adapter Ulysse de James Joyce, La Controverse de Valladolid de Jean-Claude Carrière, Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman – en prenant notamment appui sur le tableau d’Albertus Pictor, La Mort jouant aux échecs, qui aurait inspiré le réalisateur suédois –, Les Aventures de Joseph Grimaldi de Charles Dickens, et même Don Quichotte pour le transformer en « Don Quichuchote » ou en « Don Quichute », ce qui le précipite dans un exercice de ventriloquie avec l’une de ses chaussettes, façon Babibouchettes du pauvre. Éreinté par cette recherche digne de Sisyphe, le metteur en scène finit par mettre les voiles, pour ne plus jamais revenir. À la faveur d’un saut temporel d’une dizaine d’années, il cède alors sa place à un professeur de marionnettes haut en couleur (verte) qui transforme les spectatrices et les spectateurs en élèves d’un atelier participatif ; puis, grâce à un nouveau voyage dans le temps, à un comédien habillé en soutane qui, devant une chapelle orthodoxe de l’île de Milos où il se tient, essaie d’apprendre le texte de son prochain rôle, qui n’est autre que celui d’Ulysse.
Ainsi combinées, ces trois figures, dont le propos volontiers digressif est le résultat d’un savant mélange de réalité et de fiction, offrent, chacune à leur endroit, un point de vue sur la mécanique de création théâtrale, sur ses doutes, parfois moteurs, parfois sclérosants, sur ses difficultés, parfois tangibles, parfois chimériques, sur les ferments, parfois personnels, parfois professionnels, dont elle a besoin pour advenir. Ce regard sous le capot, Flavien Bellec et Étienne Blanc le portent en déjouant les attendus d’une représentation classique. Seule permanence – en plus d’Étienne Blanc, rivé sur sa chaise –, le public est pris à parti et à témoin, et devient un élément consubstantiel de l’entreprise de déconstruction façon puzzle qui se joue. Sauf qu’à trop vouloir déstructurer, les deux metteurs en scène peinent à bâtir un édifice théâtral suffisamment solide. Tout se passe comme si le résultat final de leur travail de création portrait les stigmates de sa genèse qui, à force de tirer à hue et à dia, « d’opérer une succession de ‘changements de caps’ dramaturgiques », matérialisés par l’écriture de plusieurs spectacles de 20 à 30 minutes présentés à différents groupes de spectateurs, comme ils l’expliquent eux-mêmes dans leur note d’intention, se résumait à trois petits numéros, proches du one man show, qui peinent in fine à s’alimenter les uns les autres.
Si, chacun à leur façon, Flavien Bellec, Clémence Boissé et Solal Forte se révèlent convaincants dans leurs exercices de style respectifs, capables de faire mouche, et de faire rire, autant par leurs quelques traits d’esprit que par la caractérisation, proche de la caricature, des individus gentiment cintrés qu’ils incarnent, l’absurde qui sous-tend leurs performances n’est pas assez poussé pour dynamiter la totalité des attendus et propulser ce Détail d’un vase grec à figures rouges dans l’univers proche du plein délire qu’il entend a priori atteindre. Peinant à devenir fertiles, les doutes convoqués se bornent alors à recycler un certain nombre de lieux communs ou d’éléments déjà-vus et/ou déjà-entendus – sur les atermoiements du metteur en scène, sur le besoin impératif de nouveauté, sur le rapport au public, sur la place du comédien –, et les propos, tout comme le propos dans sa globalité, peinent à se doter d’une réelle épaisseur et à gagner en réflexivité. Comme si à trop vouloir faire autrement, Flavien Bellec et Étienne Blanc n’avaient, cette fois, pas trouvé la martingale, comme si à trop vouloir démythifier la figure de l’auteur, ils n’avaient réussi en creux, et à leur corps défendant, qu’à en révéler la nécessité parfois criante.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Détail d’un vase grec à figures rouges
d’après L’Odyssée d’Homère
Conception Flavien Bellec, Étienne Blanc
Avec Flavien Bellec, Étienne Blanc, Clémence Boissé, Solal ForteProduction Frenhofer
Coproduction Théâtre des Bains-douches (Le Havre) ; Théâtre de la Ville de Saint-Lô ; L’Archipel (Granville) ; La Halle ô Grains (Bayeux) ; Théâtre de Lisieux Normandie ; L’Étincelle (Rouen) ; Le Tangram, Scène nationale d’Evreux ; Le Volcan, Scène nationale du Havre ; Scène de Recherche ENS Paris-Saclay
Partenaires et soutiens Tanit Théâtre (Lisieux), Studio 24 (Caen), La Curie (La Courneuve), La Fonderie (Le Mans), Festival International de Milos (Grèce), Communauté d’agglomération Lisieux Normandie, Département du Calvados, Région Normandie, DRAC NormandieDurée : 1h15
La Reine Blanche, Scène des arts et des sciences, Paris
du 22 avril au 8 mai 2025Théâtre de Lisieux Normandie
du 13 au 15 maiLa Halle ô Grains, Bayeux
durant la saison 2025-2026Scène de recherche ENS Paris-Saclay
durant la saison 2025-2026
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