Au Rond-Point, le dramaturge et metteur en scène Lucas Samain orchestre un huis clos, intellectuellement et scéniquement stimulant, où l’écoulement du temps bouleverse les lignes rouges psychologiques.
À 8h17, les événements semblent sous contrôle : « Fusillade dans Paris. Un chien retrouvé mort. Aucune victime à déplorer », indique l’AFP ; à 8h33, les choses commencent à se gâter : « Des rumeurs accréditent la thèse de l’enlèvement après l’échange de coups de feu rue de Jouy » ; avant de prendre un tournant définitivement plus inquiétant à 11h46 : « La préfecture de Police de Paris confirme la disparition d’Antoine Moront. La piste terroriste est privilégiée ». Antoine Moront n’est pas tout à fait un quidam. À 31 ans, il a décroché la 27e place du classement Le Point des « Jeunes qui comptent en France » et est, surtout, l’héritier de TimberGenetics, une société de biotechnologie spécialisée dans la recherche génétique et la vente de semence d’arbres rendus ultra-résistants aux aléas grâce au principe de mutagénèse dirigée, où il exerce déjà les fonctions de directeur des relations publiques digitales, de la stratégie et de l’innovation au sein de la division Europe. Salement amoché à la tête après avoir reçu un coup de pelle, le jeune homme gît là, sur le sol qu’on devine froid d’un bâtiment agricole perdu en pleine forêt. Ses ravisseurs sont au nombre de quatre et constituent, ensemble, le Groupe Tachigali.
Adressées aux autorités et à l’entreprise, leurs revendications sont claires : l’abandon de la vente de semences insecticides par la société et la destruction de ses stocks existants, la création d’un conseil scientifique chargé d’étudier les conséquences sanitaires et environnementales de l’ensemble des gammes TimberGenetics, la rupture des contrats qui lient l’État français et l’entreprise, mais aussi le versement de 27 millions d’euros à Anne Bretin. Agricultrice victime d’un cancer de l’oesophage, elle a perdu, au terme d’une bataille juridique acharnée, le procès qu’elle avait intenté à TimberGenetics, qu’elle tenait, à cause de ses semences d’arbres insecticides, pour responsable de sa maladie. Avec cette prise d’otage, Barbara, Rachel, Thomas et Bastien se posent autant en défenseurs de l’environnement qu’en redresseurs de torts. Comme souvent dans pareil cas, l’emballement médiatique autour de leur opération est immédiat. Dès les premières heures de sa capture, Antoine Moront, bien peu coopératif avec ses geôliers, fait la Une des médias qui n’en finissent plus de gloser autour de cette affaire. Sauf qu’au fil des jours, l’opération s’enlise. Face à la fermeté affichée par les autorités et par TimberGenetics, apparemment insensibles au sort d’Antoine Moront, le modus operandi conçu par le quatuor déraille. Toutes et tous prennent peu à peu conscience que leurs revendications ne seront pas satisfaites dans une temporalité raisonnable et qu’il leur faut trouver, face à la montée de l’indifférence générale, une porte de sortie viable.
Car c’est bien le temps, et ses conséquences, que Lucas Samain place au centre du jeu de Derrière les lignes ennemies, comme pierre angulaire de sa dramaturgie. Loin de satisfaire aux canons du genre de la prise d’otage, où le sort du détenu est souvent mis en regard des opérations de police qui, la plupart du temps, permettent sa libération, le jeune auteur et metteur en scène décale le regard et observe comment l’écoulement irrémédiable du temps agit sur le huis clos. Moins qu’aux relations otage-geôliers, il s’intéresse au halo de cette opération, à la manière dont l’environnement, médiatique et politique notamment, façonne la dynamique du groupe, exacerbe les tensions humaines et déstabilise, par capillarité, un plan qui semblait a priori bien rôdé. Évitant soigneusement tout manichéisme – face à des ravisseurs loin d’être irréprochables, l’otage tient le discours éhonté d’une pourriture assumée –, Lucas Samain ausculte moins le bien-fondé moral de la prise d’otage que l’attitude des terroristes obligés de se débattre avec la violence qu’ils ont créée et de réenvisager leurs lignes rouges au regard de l’instabilité de la situation. Si sa dimension écologique est évidente, Derrière les lignes ennemies n’est pas, pour autant, un spectacle manifeste, mais une interrogation sur les nouvelles formes de combat politique, sur le degré d’efficacité ou d’inefficacité de la violence, sur les voies et les moyens à emprunter pour remporter la bataille psychologique dans une société de l’information où les stratégies de communication, violemment sournoises, mettent, peut-être encore davantage que par le passé, des grains de sable dans les rouages.
Intellectuellement stimulant, même s’il mériterait, parfois, d’être appréhendé de manière encore plus radicale, cet angle de vue l’est tout autant scéniquement dans sa façon de reprendre, sans y sauter à pieds joints, les codes du thriller. Formé à l’École du Nord, Lucas Samain a pu cheminer, en tant que dramaturge, auprès de Christophe Rauck – Départ volontaire, La Faculté des rêves, Dissection d’une chute de neige, Richard II – et de Tiphaine Raffier – France-Fantôme, La Réponse des Hommes, Némésis –, et s’est visiblement inspiré de son aînée. Dans la forme d’adresse hybride au public, comme dans l’enchaînement de scènes remarquable de fluidité, le jeune artiste a su capter les procédés créatifs les plus féconds de la metteuse en scène, non pas pour les dupliquer, mais pour en faire son propre miel. Au coeur de la scénographie – un peu à l’étroit sur le petit plateau de la salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point – d’Hervé Cherblanc, sa lutte politique devenue course-contre-la-montre psychologique profite d’un sens métronomique du rythme et de l’engagement des cinq comédiens, à commencer par Alexandra Gentil, Adrien Rouyard et Jeremy Lewin. Pleinement convaincants dans leurs rôles respectifs de ravisseuse borderline, d’otage détestable et de geôlier en proie au doute, ils concourent à transformer ce huis clos en cloaque sur sables mouvants, où la fragilité des règles du jeu peut, à tout moment, conduire au pire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Derrière les lignes ennemies
Texte et mise en scène Lucas Samain
Avec Caroline Fouilhoux, Alexandra Gentil, Jeremy Lewin, Adrien Rouyard, Étienne Toqué
Scénographie et lumières Hervé Cherblanc, assisté de Lison Foulou
Vidéo Valentin Dabbadie
Son Hugo Hamman
Costumes Juliette ChambaudProduction Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national
Coproduction Théâtre de Lorient – Centre dramatique national, La femme coupée en deux
Ce projet est lauréat 2023 du Fonds régional pour les talents émergents (FoRTE), financé par la Région Île-de-France.
Avec le soutien du service de l’Action culturelle et artistique de l’université Paris-Nanterre et de Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines (Paris).
Ce texte est lauréat de l’Aide à la création de textes dramatiques – ARTCENA.Durée : 1h40
Théâtre du Rond-Point, Paris, dans le cadre de la saison du Théâtre Nanterre-Amandiers
du 23 janvier au 10 février 2024Théâtre des Célestins, Lyon
du 25 mars au 5 avril 2025
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !