Dans son dernier spectacle, l’autrice et metteuse en scène déploie une fiction centrée sur le parcours d’une enfant placée, Nora. Cette histoire de réparation et d’invention de l’amour à distance des schémas sociaux dominants est interprétée par ses acteurs avec une élégance qui aurait gagné à s’échapper davantage des codes théâtraux habituels.
Dans l’enfance et l’adolescence, au centre de son théâtre depuis la création de sa compagnie Hippolyte a mal au cœur en 2005, Estelle Savasta va chercher les failles. Elle se place à l’endroit des déchirures, des vertiges. Cela non pour en faire la matière de mélodrames ou de récits initiatiques, deux voies qu’emprunte souvent le théâtre lorsqu’il cherche à dire la jeunesse en souffrance, mais pour y trouver les ferments de langages singuliers, hors norme. Avec D’autres familles que la mienne que nous découvrons au Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, dont elle est artiste associée, Estelle Savasta poursuit cette recherche qui semble alors ne pas avoir de fin possible. Le personnage de Nora (Zoé Fauconnet), dont l’histoire est le cœur de cette nouvelle création, n’est pas sans faire penser aux deux premiers héros auxquels l’artiste a donné une consistance théâtrale : Klaus et Lukas, les jumeaux du roman Le Grand cahier d’Agota Kristof, qui pour échapper à la guerre qui sévit dans la Grande Ville sont abandonnés par leur mère à une grand-mère aussi cruelle que l’époque. Après une première scène brève où une Nora adulte s’apprête à faire une annonce, dont on ne saura à ce moment-là rien d’autre que le bouleversement qu’elle lui cause, les acteurs rembobinent le fil du temps jusqu’à la petite enfance de la protagoniste. Elle a deux mois et, nous décrit-on, est laissée une journée entière sur un balcon, seule dans son landau.
Prise en charge par l’aide sociale à l’enfance, Nora s’invente cahin-caha un chemin qui n’est pas celui de Klaus et Lukas, mais qui y ressemble à certains endroits. Comme les frangins d’Agota Kristof, la jeune héroïne tente de transformer ses fragilités et sa colère en une force, en un rapport singulier au réel. Mais, si les deux frères du roman bâtissent leur univers uniquement à deux, sous la forme d’un cahier qu’ils remplissent d’exercices d’endurcissement et de haine, Nora se forge un caractère beaucoup plus joyeux au gré de ses rencontres, liées pour beaucoup aux aléas de l’aide sociale à l’enfance qui lui tient lieu de tuteur. Jacques, éducateur (Olivier Constant, qui incarne aussi deux autres personnages), l’entoure pendant des années d’une attention dépassant de loin le cadre professionnel. Il y a aussi Ariane (excellente Clémence Boissé) qu’elle rencontre à l’adolescence, et dont l’amitié fait du présent un fou rire et une aventure permanente. La mère de cette grande amie, incarnée par Valérie Puech, qui glisse également sans cesse d’un rôle à l’autre, fait aussi partie de la sorte de réseau de liens diffus qui participent de la construction de Nora, de sa conquête d’un espace d’amour et de douceur. Chez elle, comme chez Klaus et Lukas, comme chez bien d’autres des jeunes protagonistes qui ont pris leur relai dans le théâtre d’Estelle Savasta, on observe un certain décalage par rapport aux normes, à partir duquel l’artiste tente d’élaborer un langage théâtral lui aussi particulier.
Dès Le Grand cahier, ce langage est pluriel, composite. Bilingue français / Langue des Signes Françaises (LSF), son adaptation convoque le geste autant que le verbe. Elle cherche à appréhender son sujet en développant en parallèle d’un langage classique une expression plus minoritaire, qui invite à regarder au-delà des apparences. La LSF a disparu depuis longtemps de l’univers d’Estelle Savasta lorsqu’elle crée D’autres familles que la mienne, mais elle a laissé des traces dans la manière dont l’artiste dirige ses acteurs, qui ont tous participé avec elle à l’écriture, nourrie de nombreuses rencontres aussi bien avec des professionnels de l’aide sociale à l’enfance qu’avec des enfants placés devenus adultes. Souvent, en effet, dans la succession de tableaux assez brefs, entrecoupés de quelques secondes d’obscurité qui déjà venaient hacher subtilement la fable de Nous, dans le désordre (2022), la belle création précédente d’Estelle Savasta, des actions banales sont comme habitées par un souffle qui les déforme et les grandit. De même que dans la pièce citée plus tôt, où le jeune Ismaël décide un jour de quitter sa famille pour s’installer au bord d’un chemin sans plus jamais en bouger, les rituels familiaux font l’objet d’un traitement original. Dans ces scènes, comme dans celles qui montrent Nora et Ariane à l’école, les mouvements quotidiens tendent vers des danses étranges, vers des chorégraphies dont le rythme et l’harmonie reposent toujours sur une anomalie. D’autres familles que la mienne pousse toutefois moins loin cette recherche formelle que Nous, dans le désordre.
Bien que tirant vers la fable, vers l’onirique, et cherchant à échapper au diktat de la chronologie, ce nouveau spectacle demeure tenu par un cadre assez conventionnel. Comme le retrait du monde d’Ismaël pourtant, le parcours de Nora avait de quoi offrir à Estelle Savasta et ses acteurs un point de départ idéal pour leur entreprise de réinvention du monde depuis le quotidien. Car, dans son parcours d’enfant placée, il arrive à Nora une chose presqu’aussi déroutante qu’aux protagonistes de Nous, dans le désordre : sa rencontre avec Nino (Matéo Thiollier-Serrano), le mari d’Ariane, que celle-ci laisse veuf et éploré en mourant d’une crise cardiaque. Bien que l’annonce initiale porte sur le couple improbable que tous les deux finissent par former, cette union qui défie les schémas habituels n’est pas traitée comme le nœud du récit, c’est-à-dire comme le moteur de création d’un vocabulaire théâtral à part entière. Certains moments de grâce, comme la rencontre de Nora et d’Ariane au fond d’une salle de classe ou un jeu de mimes dans la famille de Nino, laissent deviner l’emplacement du cœur de la fable, mais celui-ci a tendance à s’éloigner très souvent, sans doute en partie du fait de la pudeur d’Estelle Savasta face à son sujet. En donnant régulièrement à voir le fonctionnement de l’aide sociale à l’enfance d’une façon aussi stylisée que les épisodes de la vie de Nora, les acteurs mettent à distance les mouvements de l’enfance habituellement au centre du langage d’Hippolyte a mal au cœur. La quête de joie de Nora donne ainsi lieu à une forme élégante, qui aurait certainement gagné en force à être moins aimable, à l’image du célèbre Art de la joie de Goliarda Sapienza, où l’héroïne ose transgresser tous les interdits de son temps.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
D’autres familles que la mienne
Écriture et mise en scène Estelle Savasta en collaboration avec les acteurs et actrices
Avec Clémence Boissé, Najda Bourgeois, Olivier Constant, Zoé Fauconnet, Valérie Puech, Matéo Thiollier Serrano
Assistanat à la mise en scène Titiane Barthel
Musique Ruppert Pupkin
Scénographie François Gauthier-Lafaye
Création lumière Léa Maris
Création costumes Cécilia Galli
Régie générale et lumière Yann Lebras
Régie son Anouk Audart
Réalisation du décor Ateliers de construction du ThéâtredelaCité sous la direction de Michaël LabatProduction Cie Hippolyte a mal au coeur
Coproduction CDN de Normandie-Rouen ; NEST – CDN transfrontalier de Thionville-Grand Est ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; La Comédie de Saint-Etienne CDN ; Maison de la Culture de Bourges, Scène nationale/Centre de création ; CCAM Scène nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne ; Théâtre + Cinéma Scène nationale Grand Narbonne/GIE FONDOC
Soutiens Théâtre 71 Scène nationale de Malakoff, Les Tréteaux de France CDN
Avec le soutien de la SPEDIDAM et de la Région Île-de-FranceLa compagnie Hippolyte a mal au coeur est conventionnée par le ministère de la Culture – Drac Île-de-France.
Durée : 1h45
Théâtre des Quartiers d’Ivry, CDN du Val-de-Marne
du 19 au 27 novembre 2024MC2: Maison de la Culture de Grenoble
les 4 et 5 décembreThéâtredelaCité, CDN de Toulouse-Occitanie
du 15 au 17 janvier 2025La Comédie de Saint-Étienne
du 28 au 31 janvierCCAM – Scène nationale de Vandoeuvre-lès-Nancy, en collaboration avec le Théâtre de la Manufacture, CDN Nancy-Lorraine
du 4 au 6 marsMaison de la Culture de Bourges, Scène nationale
les 27 et 28 mars 2025Théâtre + Cinéma, Scène nationale Grand Narbonne
les 26 et 27 mai 2025
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