Avec DÄMON. El funeral de Bergman, donné en ouverture du 78e Festival d’Avignon, la performeuse espagnole transforme le réalisateur suédois en prétexte pour orchestrer un vain rituel funéraire centré sur ses éternelles obsessions.
Le geste de programmation de Tiago Rodrigues avait la saveur de l’audace, l’attrait du bruit et de la fureur en pleine Cour d’honneur où Angélica Liddell était invitée à prendre ses quartiers pour lancer la 78e édition du Festival d’Avignon. Et, dès les premières minutes, la performeuse espagnole n’y est pas allée par quatre chemins. En guise de prologue à son DÄMON. El funeral de Bergman, l’artiste cible, tête baissée, les critiques de théâtre. Micro en main, façon stand-up, elle cite des fragments d’articles peu élogieux à l’endroit de son travail passé et le nom des journalistes qui, alors, tenaient la plume. Dans l’enceinte de la Cour, résonnent les mots et les patronymes d’Armelle Héliot (Le Figaro), de Fabienne Darge (Le Monde), de Philippe Lançon (Libération), d’Hadrien Volle (sceneweb), mais aussi de Stéphane Capron, journaliste à France Inter et fondateur de sceneweb. À chaque fois, Angélica Liddell scande leurs noms et accompagne la parole de gestes peu amènes, voire grossiers, à leur endroit. À première vue cocasse, bien que stérile et symbolique de l’entre-soi du monde du théâtre, la manoeuvre prend un tour plus personnel lorsqu’elle se livre à des injures publiques envers Stéphane Capron, dont le nom est rapproché du mot espagnol cabrón – qui signifie connard, salaud – avant d’ouvrir la voie à une litanie d’insultes.
Ce qui, dans Liebestod – El Olor a sangre no se me quita de los ojos, où elle étrillait, dans un même élan, le système théâtral et le public trop « moderne » à son goût, avait la sincérité bouleversante du discours d’une artiste blessée, en proie au doute, acculée dans sa solitude, a, cette fois, la pâleur des secondes fois et, surtout, le goût amer de l’aigreur, de la vengeance par le petit bout de la lorgnette, de la méchanceté gratuite – que l’artiste pourfend pourtant lorsqu’elle vient des journalistes. Que les critiques se retrouvent à leur tour critiqués pour ce qu’ils ont pu dire ou écrire est un exercice plutôt commun – Olivier Py s’y était notamment essayé il y a quelques années dans Les Parisiens – et bienvenu, voire fécond, quand il s’attache au fond, quand il ouvre un débat idée contre idée. Sauf que la performeuse espagnole s’abandonne cette fois aux vulgaires attaques ad personam. Pour couvrir cette regrettable embardée, la performeuse s’abrite sous le parapluie d’Ingmar Bergman qui, dans ses Carnets qu’il a tenus pendant un demi-siècle, pourfendait, lui aussi, les critiques de théâtre. Malicieux, le procédé s’avère, en réalité, être l’exemple le plus visible du mouvement qui anime l’ensemble de ce DÄMON où Angélica Liddell se sert du réalisateur suédois comme d’un prétexte pour ressasser, à l’envi, et vainement, ses éternelles obsessions.
Avec le cinéaste, la metteuse en scène assure entretenir un rapport d’admiration, voire une forme de filiation – « Ingmar Bergman, c’est moi », ose-t-elle. Au lieu d’aller piocher dans ses films, dont il ne reste que quelques faméliques références, elle dit s’être inspirée du scénario de son enterrement, que le réalisateur suédois avait lui-même écrit et inscrit dans son testament en prenant appui sur le déroulé des funérailles de Jean-Paul II. À partir de ce substrat, augmenté de plusieurs emprunts à Strindberg, elle orchestre un rituel funéraire, en forme de prélude à son suicide théâtral, qui fait suite à la première partie de sa Trilogie des funérailles, inaugurée avec Vaudou (3318) Blixen. Comme à son habitude, l’artiste descend alors corps et âme dans l’arène, et déroule une série de provocations qu’elle manie toujours avec rage scénique et gourmandise intellectuelle. À ceci près, qu’elle paraît, cette fois, dans la position de force et d’autorité que lui confère la Cour d’honneur, beaucoup moins pertinente que lorsqu’elle se trouve réellement au pied du mur artistique. Rapidement, la cérémonie tourne à un exercice de recyclage des thématiques qu’elle a déjà maintes fois labourées et, pour qui connait son travail, l’essentiel passera pour une triste redite. Du nettoyage de ses parties intimes avec une eau qu’elle s’empresse de projeter sur le mur du Palais des Papes – contre la logique patrimoniale de la culture, argue-t-elle – aux références multiples à la mort de son père et de sa mère, des spectatrices et spectateurs vilipendés pour la petitesse présumée de leur existence aux saillies contre le monde du théâtre trop fonctionnarisé à ses yeux, en passant par la menace terroriste qu’elle ne cesse de faire planer au-dessus du public – par les mots, comme par les bruits assourdissants d’hélicoptère, de sirène ou d’alarme –, tout ressemble à un condensé de ¿Qué haré yo con esta espada?, Una costilla sobre la mesa : Madre, Una costilla sobre la mesa : Padre ou encore de Liebestod – El Olor a sangre no se me quita de los ojos.
Surtout, ses provocations scéniques n’ont plus la force et l’éclat de celles d’hier et, de l’exposition des corps nus aux jeux avec les parties intimes, tout paraît largement émoussé et peine à renouer avec la stratégie du choc qui fait la marque de fabrique de la performeuse espagnole, comme si la promesse de renouvellement portée par Liebestod avait déjà vécu. Ce manque d’efficience donne la triste impression que le spectacle tourne largement à vide et relègue les actrices et les acteurs, les figurantes et les figurants, au rang de simples marionnettes, qui n’auraient ni leur mot à dire, ni voix au chapitre, mais dont les enveloppes corporelles et la force physique, comme c’est souvent le cas dans le travail de la metteuse en scène, seraient simplement objectifiées et mises au service de son projet. Portée par le décorum de la Cour d’honneur, qu’elle utilise avec une certaine grâce pour donner naissance à quelques rares, mais jolis, tableaux, Angélica Liddell réussit, malgré tout, à se montrer plus convaincante lorsqu’elle se rapproche de Bergman et se livre, avec authenticité, sur son angoisse de la mort et de la déliquescence des corps, qui obsède, hante et habite également le travail du réalisateur suédois. Larguant ses désirs de vengeance, elle fait alors du plateau de la Cour d’honneur un espace de réparation, où elle tente d’endiguer la frustration et la misère sexuelle parfois liées au grand âge. Comme si la réponse au besoin de consolation, même impossible à rassasier, lui réussissait désormais mieux que l’esprit de revanche.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
DÄMON. El funeral de Bergman
Texte, mise en scène, scénographie et costumes Angélica Liddell
Avec Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Sindo Puche, Daniel Richard, Joel Valois, et la participation d’Erika Hagberg (habilleuse du Dramaten), David Abad (Multicapacitats) et de figurants : Ayena Adjido, Julie Benoit, Francine Billard, Alain Bressand, Paule Coste, Maylis Calvet, Léa Delaporte, Adam Dupuis, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Bernadette Fredonnet, Marion Gassin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Jeanne Houdart- Heuclin, Manon Hugny, Françoise Pellevillain, Gael Maryn, Daphné Lanne, Elisa Morice, Julia Pal, Alain Sperta, Sabino Tatulli, Victor Van Kuijk Saytour, Kenza Vannoni, Coralie Zaninotti, et en alternance Timothée Bosc, Odin Darlix et Victor Van Kuijk Saytour, et la voix de Jonas Bergström, et Laura Meilland (violoncelle)
Lumière Mark Van Denesse
Son Antonio Navarro
Assistanat à la mise en scène Borja López
Traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais)
Régie plateau Nicolas Chevallier
Direction technique André PatoProduction Atra Bilis – Iaquinandi SL
Coproduction Prospero Extended Theatre, projet cofinancé par the Creative Europe programme of the European Union (Europe), Festival d’Avignon, Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris), Teatros del Canal (Madrid), Théâtre de Liège, The Royal Dramatic Theatre Dramaten (Stockholm), Grec Festival de Barcelona
Avec le soutien de la Fondation Ammodo, INAEM – Ministerio de Cultura pour la traduction et le surtitrage, Service Culturel de l’Ambassade d’Espagne en France, Onda – Office national de diffusion artistique pour la 78e édition du Festival d’Avignon
Résidence La FabricA du Festival d’Avignon
Remerciement The Ingmar Bergman FoundationDurée : 2h10
Festival d’Avignon 2024
Cour d’honneur du Palais des Papes
le 29 juin, puis du 1er au 5 juillet, à 22hGrec Festival de Barcelona
du 19 au 21 juilletTeatros del Canal, Madrid
du 13 au 21 septembreOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 26 septembre au 6 octobreThéâtre de Liège, Belgique
lors de la saison 2025/2026
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