Dans son second seul en scène Roi du silence, l’auteur, metteur en scène et comédien Geoffrey Rouge-Carrassat s’adresse aux cendres de sa mère. Très performative, ciselée, sa parole éclot en un geste éruptif. Superbe.
Sur une table qui en impose autant que le fauteuil vide installé à l’une de ses extrémités, une gerbe de fleurs jette sur le plateau de Roi du silence une solennité que Geoffrey Rouge-Carrassat ne tarde pas à mettre à mal. « Toi qui te plaignais tant qu’on ne faisait plus de grande réunion de famille / bah tu vois c’est quand même plus fédérateur qu’une naissance », dit-il dans une agitation féline. Son personnage, dont on devine qu’il lui ressemble fort, revient de l’enterrement de sa mère. « Puis je me suis pas foutu de ta gueule / j’ai fait faire chez le traiteur d’à côté / il est venu d’ailleurs le traiteur / alors qu’on l’a jamais fait travailler le pauvre / toi qui achetais tout à la supérette / il venu le con / comme quoi les gens on peut pas savoir », poursuit-il en s’adressant à l’urne qui trône près du bouquet. Avec son verbe pulsant et acéré comme arme principale, le jeune homme s’apprête à régler son compte non seulement avec la défunte, mais aussi avec lui-même.
Dans Roi du silence, le mutisme appartient au passé. Dans son flux de paroles très rarement interrompu, Geoffrey Rouge-Carrassat dévoile bientôt l’origine du trouble qui traverse chacun de ses mots : le secret dont, pendant quinze ans, son double théâtral a entouré son homosexualité. La scène est donc le lieu d’un impossible. C’est l’endroit d’une double transgression : en plus de brouiller les frontières entre la vie et la mort et de ne rien manifester des égards, de la tendresse qu’on témoigne en général aux défunts, l’unique protagoniste y brise un pacte. Il rompt un serment dont il a lui-même jadis défini les termes dans des circonstances qu’il relate immédiatement après le récit amer et ironique de l’enterrement. Avant d’évoquer ses efforts pour compenser ce qu’il juge alors comme une honte, tout en s’adressant à un voisin qu’il aime et dont il déplore l’absence, l’indifférence.
La présence de l’urne rend tout possible. Réceptacle de la parole de Geoffrey, elle en est aussi le moteur qui permet toutes les audaces de fond et de forme. Elle offre à l’artiste la possibilité de dérouler son verbe performatif, épique, dans une direction précise et originale. Et pour le public de Roi du silence, elle créée une gêne particulière, différente de celle qu’on peut ressentir en surprenant une conversation intime entre deux vivants. Elle introduit une part de fiction et d’étrange dont le comédien profite subtilement pour déployer son goût de l’imitation et de la métamorphose, dont il faisait déjà preuve dans Conseil de classe (2018). Son premier solo inspiré de son expérience en tant que professeur en collèges et lycées de région parisienne, où la parole du personnage central laissait souvent place à celle de ses élèves. Avec un mélange d’affection et de cruauté, et une belle musicalité que l’on retrouve dans Roi du silence.
En détournant le rituel catholique de l’enterrement, Geoffrey Rouge-Carrassat invente son propre assemblage de gestes et de symboles. Assisté à la mise en scène par Emmanuel Besnault, il compose sa cérémonie personnelle, où la culpabilité d’hier se confond avec la passion d’aujourd’hui. Où une poésie délicate cohabite avec l’expression crue d’un érotisme réveillé par la mort toute proche, et où un fantôme de mère à l’accent italien, aux doigts crochus, s’invite dans le corps grâcieux et androgyne du fils. S’il y a transgression dans Roi du silence, c’est en vue d’une réparation. C’est pour préparer un nouvel équilibre, une harmonie qui se fout des principes et du qu’en dira-t-on.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Roi du silence
Texte : Geoffrey Rouge-Carrassat
Comédien : Geoffrey Rouge-Carrassat
Lumières : Emma Schler
Assistant mise en scène : Emmanuel Besnault
Coréalisation La Reine blanche – Les Déchargeurs & Compagnie La gueule ouverte
Avec le soutien de Théâtronline
Durée : 1h
Théâtre Les Déchargeurs
Du 4 au 22 février 2020Festival OFF d’Avignon
Du 3 au 26 juillet 2020
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