Avec Crari or not et To like or not to like la metteuse en scène Émilie Anna Maillet imagine un projet théâtral transmédias aux multiples ramifications narratives. Un travail inventif et singulier.
En découvrant l’intitulé de Crari or not, parcours d’installations numériques composant avec le spectacle To like or not to like le diptyque conçu par Émilie Anna Maillet, la journaliste a, du même coup, découvert l’existence de l’expression « crari ». Cela pourrait sembler anecdotique, mais ce terme étant employé par des adolescents d’aujourd’hui, méconnaître celui-ci signale son écart avec celle qu’on qualifie de « génération Z ». Et situer ce terme – qui signifie frimer en « faisant genre » – permet de situer du même coup le propos, les enjeux (voire, l’adresse principale) de cet ambitieux projet.
Créé dans son intégralité à la MC2 de Grenoble où Émilie Anna Maillet et sa compagnie sont associés, ce diptyque numérique se déploie autant dans des espaces physiques que virtuels. Il y a la pièce de théâtre, donc, ainsi que ce fameux parcours d’installations numérique. Là, pendant près d’une heure le public peut consulter des documents ayant participé à l’écriture des personnages – le texte du spectacle agrégeant des citations et écrits d’auteurs majeurs (de Virginia Woolf, Sylvia Plath, Georg Büchner, Thomas Bernhard, etc.) ; tester un QCM afin de voir de quel auteur leur personnalité se rapproche le plus ; suivre un récit en VR (récit de la soirée réunissant un groupe d’adolescents) ; découvrir la personnalité de chaque protagoniste présentée dans des vidéos ; ou, encore, user de filtres snapchats reprenant les caractéristiques physiques des personnages. Avant ou après le spectacle, tout le monde peut se plonger dans les comptes Instagram des personnages ou dans une websérie en ligne sur Youtube. Cet entremêlement du numérique et du physique, les différentes formes les déplient à loisir en épousant chacune les règles narratives et formelles de leur média, cette contamination renvoyant à nos vies multi-connectées.
Si chaque forme est autonome, et si l’ensemble n’est pas tenu de se découvrir dans son intégralité, ce projet de théâtre augmenté trouve, pour autant, son accomplissement dans To like or not to like. Débutant par un live Instagram avant l’entrée en salle, ce spectacle raconte les jours suivants une soirée. Soit « la » soirée contée via le dispositif de réalité virtuelle et qui a réuni un groupe d’adolescents pour une fête qui a mal tourné. Tromperies, trahisons, mensonges, humiliations, homophobie, moqueries, insultes et disputes l’ont ponctuée. Sur un plateau où plusieurs espaces sont ménagés – terrain de basket, modules représentant des chambres d’ados, etc. –, cinq comédiens interprètent les dix personnages avec une fluidité maîtrisée. Dans un récit chapitré se déroulant sur une semaine, l’on suit la tentative de saisir ce qui s’est passé ce soir là, cette élucidation provoquant d’autres règlements de comptes et déclarations.
Comme dans Hamlet de Shakespeare (auquel le titre du spectacle renvoie par son clin d’œil à « To be or not to be »), lorsque la pièce débute la tragédie a déjà eu lieu et il s’agit de dénouer les rôles de chacun. S’enchaîne ainsi les révélations, rebondissements, quiproquos, tensions et sursauts amoureux où s’énoncent les écarts entre ce que l’on ressent et ce que l’on donne à voir. Cette mécanique des passions et émotions, des troubles et des blessures qui se fonde moins sur les dialogues en chair et en os que sur les échanges virtuels, alimente autant qu’est le fruit de multiples canaux. Il y a les échanges dans un groupe Whatsapp projetés à plusieurs endroits de la scène (où l’on voit émojis, vocaux, punchlines s’enchaîner) ; il y a les posts ou live Insta ; il y a les jeux vidéo – où les avatars permettent de s’inventer d’autres vies, d’autres corps. La multiplicité de médias investit l’espace scénique, en traverse les différents lieux, l’omniprésence de projections comme de musique renvoyant aux vies saturées d’images de certains jeunes.
Mine de rien, le spectacle pointe avec sagacité ce qui constitue la vie d’ados dans les années 2020 : le fait que leurs interactions et leur vie sociale, amicale, se déroulent majoritairement par écrans interposés, par applications et autres outils virtuels. Et que ces nouveaux outils avec leur injonction à la mise en scène de soi-même et à l’exposition de son intimité balancent entre protection (l’on se croit « protégé » en interagissant ainsi ; en pensant maîtriser son image) et surexposition avec tout ce que cela peut déclencher comme agressions, harcèlement et autres « shitstorm » (insultes à l’encontre d’une personne). Pour autant, To like or not to like ne convainc pas pleinement, l’enchaînement à un rythme enlevé de séquences donnant la sensation d’une valse trop survolée des émotions, d’un effleurement des histoires intimes de chacun. Quant à la multiplicité de médias et artifices scéniques convoqués, elle crée un effet de saturation qui tend à neutraliser la portée de l’histoire et produit un théâtre sans chair. Là où le récit de la soirée en réalité virtuelle était saisissant par la proximité installée avec les protagonistes, le spectacle nous maintient à distance.
Une autre réserve porte sur le propos : si le souhait de démontrer la permanence des interrogations existentielles à cet âge de la vie est réalisé, à travers une langue entremêlant à un supposé parler adolescent des langues d’écrivaines et d’écrivains ; le passage d’un registre de langue à l’autre est parfois forcé. La mise en perspective des émois, troubles, questionnements adolescents par ce « mash up » littéraire doit ainsi peut-être encore trouver son articulation pour ne pas apparaître un brun factice. Quant aux mécaniques du harcèlement, quant à la complexité des systèmes d’emprise et de violence alimentés par les usages des réseaux sociaux, ces processus demeurent un peu trop esquissés. Mais outre que To like or not to like va gagner en densité et en intensité au fil du temps, reste la découverte d’une belle équipe portant une démarche passionnante et stimulante par sa façon de travailler les narrations et leurs possibles ; par sa manière d’articuler les dispositifs et les médias ; par sa capacité à imaginer des récits à appréhender sous diverses facettes.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
To like or not to like
Farid Benchoubane,
Pierrick Grillet,
Cécile Leclerc,
Roméo Mariani,
Jeanne GuittetCrari or not
avec pour les films VR et Instagram l’Ensemble 29 de l’ERACM
Athéna Amara, Aurélien Baré, Éloïse Bloch, Antoine Bugaut, César Caire, Marie Champion, Alexandre Diot-Rcheou, Camille Dordoigne, Joseph Lemarignier, Charlotte Léonhart, Auréline Parisconception, écriture, réalisation et mise en scène
Émilie Anna Mailletassistante dramaturgie et recherche littéraire
Marion Suzanneassistante mise en scène
Clarisse Selliermusique
Bagarre « danser seul (ne suffit pas)”performeuses
Clarisse Sellier et Marion Suzannescénographie
Benjamin Gabrie et Émilie Anna Mailletvidéaste fx et développeur du Photomatlontl
Maxime Lethelierrégisseur général et création lumière
Laurent Beucherchef opérateur et étalonneur vr
Noé Merckléconsultant VR
Castormontage VR
Arthur Chrispmontage son
Thibault Noirotingénieur son
Hippolyte Leblancdéveloppement VR
Sylvain Hayotcréation musicale
Thibaut Haas « bleu couard »perruquière maquilleuse
Noé Quilichinicostumes
Émilie Anna Maillet – Clarisse Sellierassistante réalisation
Rose Arnoldgraphisme Instagram
Sarah Williamsonrecherche littéraire
Marion Suzannedramaturgie Instagram
Émilie Anna Maillet – Marion Suzanne – Clarisse Sellier – Charlotte Issaly – Arthur Chrisp – Lena Garrelréalisation et montage Instagram
Alexandre Locatelli – Arthur Chrisp – Charlotte Issaly – Noé Mercklédéveloppement numérique
Antoine Messonier et Faouzi Ben Zaiedfiltres graphisme 3d
Adrien Gentilsrégie tournée
Pauline Beaudoux et Marinette Buchystagiaire vidéo et montage vidéo
Alexis Cohenadministration de production
Nathalie UntersingerProduction : Ex Voto à la lune avec le soutien de la DRAC Ile-de-France et de la Région Ile-de-France, du CNC dans le cadre de l’aide au développement XN, Fonds de soutien à la création artistique numérique — Fonds [SCAN] avec le soutien de la Région Auvergne-Rhône-Alpes
Coproduction MC2 – Scène Nationale de Grenoble | LUX – Scène Nationale de Valence | Théâtre Nouvelle Génération – CDN Lyon | Le Grand R – Scène Nationale de la Roche sur Yon | Théâtre Quartier D’Ivry – CDN du-Val-de-Marne | ERACM – école régionale d’acteurs de Cannes et Marseille
Soutiens : le Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques, D.R.A.C. et Région SUD, Résidence d’écriture à Lilas en Scène, résidence en milieu scolaire — partenariat artistique – Région Ile de France, et DRAC Ile de France — à la cité scolaire VOLTAIRE – Paris 11, résidence à l’ERACM à la Friche de la Belle de Mai
Remerciement : Etienne LAMOTTE – professeur — et la classe de Seconde 7 du Lycée Voltaire – Paris 11.
CRARI OR NOT
les 19, 20, 21 janvier 2023 — Festival Chroniques — Friche de la Belle de mai MarseilleTO LIKE OR NOT + CRARI OR NOT
du 31 janvier au 3 février 2023 — MC2 – SN GrenobleCRARI OR NOT
du 27 février au 3 mars 2023 – Grand R – SN La Roche sur YonTO LIKE OR NOT
le 2 mars 2023 – Grand R – SN La Roche sur YonCRARI OR NOT
18 et 19 mars 2023 – CDA – Enghien les BainsTO LIKE OR NOT
19 mars 2023 – CDA – Enghien les BainsTO LIKE OR NOT
les 30 et 31 mars – Théâtre Massalia – Friche de la Belle de Mai — MarseilleCRARI OR NOT
13 et 14 avril 2023 – Le grand bleu – LilleTO LIKE OR NOT + CRARI OR NOT
Automne 2023 – Festival NEMO – CENTQUATRE Paris
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !