Pour son dernier spectacle en tant que directeur du Théâtre Nouvelle Génération, Joris Mathieu poursuit son approche « d’autres mondes possibles » dans une fantaisie futuriste où les habitants rangés à la soutenabilité de leur environnement rêvent encore d’abondance. Ce nouveau travail séduit plus par son aspect visuel que par son rythme engourdi.
Depuis dix ans à la tête du Théâtre Nouvelle Génération (TNG) – CDN de Lyon, qu’il quittera en juin prochain, et depuis vingt-six ans avec sa compagnie Haut et Court, Joris Mathieu cherche et invente des formes, des univers si singuliers qu’il trace un sillon persistant dans le paysage du théâtre contemporain, celui d’un art qui interroge le monde que nous construisons et que nous laisserons en héritage aux générations à venir. La jeunesse est au cœur de ses préoccupations artistiques autant que la parole politique et les actes citoyens sont constitutifs de son parcours – membre du bureau du Syndeac, ex-vice-président de l’ACDN, rouage décisif dans l’exfiltration de jeunes artistes afghanes en août 2021. En 2022, après s’être inquiété publiquement, et avec un certain courage, des « coupes massives de subventions en cours d’exercice » de la part de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, le TNG s’était vu amputé de sa subvention régionale de 149 000 euros, soit 6% de son budget. Qu’à cela ne tienne, le travail au plateau ne pouvait pas s’interrompre, mais, dit sous forme de clin d’œil son acteur en introduction de Cornucopia, avant même que le public ne rejoigne les gradins de l’arène circulaire de 146 places, il n’y a pas autant d’acteurs que de rôles faute de moyens.
Nous voilà bien dans une fable esthétiquement remarquable, comme le sont souvent les spectacles de Joris Mathieu – les univers de Frères sorcières d’après Volodine et Cosmos d’après Gombrowicz sont toujours en mémoire. La proposition visuelle, colorimétrique même, est très franche avec une variation autour du vert et du violet, et surtout un jeu avec la phosphorescence, au risque d’éblouir les yeux à chaque (nombreux) flash – ce n’est cependant qu’un détail. Il s’agit ici de travailler la question de la réminiscence. Les populations ont revu leur mode d’habitat, déplacées en masse par le réchauffement climatique, traversées par ce qui nous concerne aujourd’hui – la rengaine sur le fait qu’on ne « peut pas accueillir toute la misère du monde », les camps de fortune dans les mégalopoles et les émeutes qui s’ensuivent –, puis par cette fiction que les cornucopiens regardent comme leur passé : « la fin de l’ère survivaliste » et la « correction démographique significative ».
Après avoir questionné la nécessité de prendre des décisions pour l’avenir – opter pour le transhumanisme, le cosmopolitisme ou le multispécisme – dans La Germination, premier volet de ce cycle sur D’autres mondes possibles, à travers un procédé de réalité augmentée, Joris Mathieu écrit une nouvelle fiction où le peuple cornucopien s’est assagi et assure sa soutenabilité : régulation de la population – pour une naissance, il faut une mort –, arrêt de la surconsommation – le commerce est interdit pour mettre fin à l’accumulation des biens et des richesses. Mais « ce peuple qui croî(i ?)t sans croitre », sans genre ni lieu d’origine, ne rêve que d’accéder à nouveau à l’abondance – « corne d’abondance » se traduit par « cornucopia » en latin. La dialectique créée par le champ lexical de la croyance et de la croissance est structurante du texte où il est question de « miracle », de « sacrifice », de « profession de foi » et d’« oracle ». Comme si une forme supérieure – en l’occurrence une IA – allait permettre de retrouver un accès à toutes les richesses grâce à une sorte de pensée magique. L’issue de cette espérance sera platement banale – et rassurante : les cailloux ne sont que des cailloux. Les porter à son oreille, comme un enfant approche des coquillages, n’est évidemment prédicateur de rien.
Mais la direction d’acteurs pêche. Ces propos intéressants sont malheureusement portés sur le plateau, en seulement 1h10, de façon indolente – même lorsqu’est entonnée une chanson. L’entrain des membres de cette équipe artistique – Marion Talotti, Philippe Chareyron, Vincent Hermano – extrêmement fidèle à Joris Mathieu depuis ses débuts est freiné, contenu, alors qu’ils ont pourtant plus de dialogues à défendre que dans les précédents spectacles. Une nouvelle collaboratrice œuvre à cette création et détermine les personnages au moins autant que leur texte : la costumière et ancienne danseuse Rachel Garcia qui a déjà accompagné des créations de Julie Desprairies, Yuval Rozman ou Robyn Orlin. Elle invente des vêtements avec des excroissances anguleuses, ou se confondant parfois avec des objets – un berceau – ou la nature – un arbre, un champignon. Elle joue aussi avec la matière phosphorescente qui éclabousse cet espace exigu, cerclé d’écrans, où sont étrangement projetés des fruits – l’abondance – ou des effets de mouvements.
Car c’est bien cette scénographie concentrique qui constitue la colonne vertébrale de cette création. Sur un plateau rond qui tourne lentement quasi continuellement, les deux acteurs et l’actrice transforment le décor et leurs personnages au gré d’intermèdes réguliers durant lesquels un silo circulaire, sorte de boite de magie, descend des cintres. Dommage que le rythme de jeu soit flegmatique, car Joris Mathieu, avec Nicolas Boudier, scénographe et créateur lumière, ne renonce pas à inventer des formes originales.
Nadja Pobel – www.sceneweb.fr
Cornucopia / D’autres mondes possibles (épisode 2)
Mise en scène et écriture Joris Mathieu
Avec Philippe Chareyron, Vincent Hermano, Marion Talotti
Dispositif scénique et dramaturgie Joris Mathieu,Nicolas Boudier
Mise en espace, scénographie et création lumière Nicolas Boudier
Création musicale Nicolas Thévenet
Création vidéo Siegfried Marque
Costumes et accessoires Rachel Garcia
Aide à la confection Véronique Lorne, Nina Genre, Amélie Mallet, Llana Cavallini et l’Atelier costumes du TNP
Construction de la scénographie Ateliers du TNP et l’équipe technique du TNG
Régie générale des productions et plateau Stephen Vernay
Stagiaire scénographie Juliette Joseph
Équipe technique de création Raphaël Bertholin, Théo Gagnon, Jean-Yves Petit, Mathieu Vallet, Thibault Villalta et Gaëtan Wirsum.Production Théâtre Nouvelle Génération – Centre dramatique national de Lyon
Coproduction Le Lieu Unique – Scène nationale de Nantes ; LUX – Scène nationale de Valence ; Les 2 Scènes – Scène nationale de Besançon ; Le Théâtre – Scène nationale de Saint-Nazaire ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble – Scène nationale ; La Comédie de Saint-Étienne – CDN
Avec le soutien du Théâtre National Populaire – CDN de Villeurbanne, que le TNG remercie chaleureusement pour son accueil en résidence.Durée : 1h10
TNP, Villeurbanne, dans le cadre de la saison du Théâtre Nouvelle Génération
du 8 au 19 octobre 2024La Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche
du 4 au 6 décembreLes 2 Scènes, Scène nationale de Besançon
du 8 au 10 janvier 2025Le Lieu unique, Scène nationale de Nantes
du 30 janvier au 1er févrierLe Théâtre, Scène nationale de Saint-Nazaire
du 4 au 6 février
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