Drôlement provocant, polémique et pertinent, le spectacle mis en scène par Nicolas Stemann d’après le roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, reprend la trame lacunaire de L’Étranger de Camus et recompose l’identité du personnage de l’Arabe assassiné.
« Un allemand qui vient traiter de l’histoire franco-algérienne, c’est suspect » ironise le décapant duo d’acteurs que forment sur scène Mounir Margoum et Thierry Raynaud, pleins de vie et d’esprit. La pique est révélatrice du ton du spectacle et de son signataire, l’iconoclaste Nicolas Stemann, qui usent pleinement d’une forme de dérision moqueuse et assument une certaine légèreté pour aborder une réflexion plus sérieuse et même douloureuse dans laquelle se questionnent frontalement les thèmes de l’altérité et de l’identité.
Comme une invitation à se jouer des représentations stéréotypées pour mieux les dépasser, les deux comédiens réunis au plateau paraissent en tout point opposés. Ils se disputent allègrement la légitimité d’endosser le rôle principal, celui de Haroun, qu’ils finiront par prendre en charge à deux voix et deux corps antagonistes en apparence seulement. Ils donnent à entendre la parole justicière du frère de l’Arabe resté anonyme dans L’Étranger, ce personnage furtif, mort dans l’insignifiance totale, inexplicablement tué à bout portant par Meursault aveuglé par le soleil dont était inondée la plage d’Alger où il se trouvait. Le livre ne renseigne pas davantage. Les pages défilent sur un écran, le mot « Arabe » est entouré à chacune de ses occurrences. L’Arabe n’a pas de nom, il est réduit au silence, il n’a jamais été retrouvé, jamais été pleuré. Haroun révèle le nom de la véritable victime à jamais oubliée et la raconte : Moussa (Moïse en arabe) alias Zondj. Il ne revendique ni tristesse ni colère, il réclame justice pour l’honneur de son frère et pour se libérer du poids de son fantôme.
Entre le célèbre roman de Camus dont le bouleversant lyrisme méditerranéen enveloppe l’insaisissable absurdité de la condition humaine et la réponse à charge du journaliste et romancier Kamel Daoud qui se propose comme une téméraire et ambivalente réhabilitation, Nicolas Stemann laisse place au dialogue, le plus large et ouvert possible, et cela en garantissant un esprit aussi critique que profondément empathique.
En se plaçant délibérément du côté de l’opprimé, de l’humilié, le metteur en scène s’amuse à amalgamer le personnage de Meursault à l’auteur qui l’a imaginé et met en évidence, avec humour et insolence, le déséquilibre flagrant qui s’établit entre cette figure talentueuse jouissant d’une renommée et d’une supériorité toute acquises et la réelle victime réduite à des cendres dans un sac plastique transporté et déversé sur le plateau. Le livre L’Étranger posé sur une pyramide de briques de parpaing comme sur un piédestal surplombe l’ouvrage de Daoud trainant sur le sol et faisant à l’occasion office de balaie. C’est pourtant bien une inversion des rapports de force qui va s’opérer dans la pièce.
Avec une malice et une insolence épatantes, Nicolas Stemann et ses acteurs ne prennent néanmoins part à aucune offense, ce qui réduirait l’impact de leur geste. Ils ouvrent le débat, convoquent la mémoire individuelle et collective, confrontent les points de vue, cherchent à dévoiler la vérité plutôt que l’asséner, c’est assurément questionnant et convaincant.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Contre-enquêtes
Mise en scène et scénographie:
Nicolas StemannVidéo:
Claudia LehmannCostumes:
Marysol del CastilloDramaturgie:
Katinka DeeckeAssistanat à la mise en scène:
Mathias BrossardAvec:
Mounir Margoum,
Thierry RaynaudProduction:
Théâtre Vidy-Lausanne
Schauspielhaus ZürichLe Cercle des mécènes soutient le Théâtre Vidy-Lausanne pour ce spectacle.
Durée: 1h20
Théâtre des Abbesses
Du 2 au 12 février 2022
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