Dans son roman Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam décrit avec autant de noirceur que d’humour le parcours d’une adolescente au sein d’une communauté aux allures de secte. En concentrant son adaptation sur le personnage principal et son intersexuation, Sylvain Maurice délaisse la dimension collective du roman, qui fait beaucoup à sa singularité dans le vaste paysage des œuvres consacrées au genre.
Les romans d’Emmanuelle Bayamack-Tam – aussi connue sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, qu’elle utilise aussi chez son éditeur P.O.L – sont peuplés de créatures qui ne sont pas faites pour les cadres qu’on leur impose. Cumulant les inadaptations, les tares, elles se heurtent à bien des carcans, et souvent en montrent les limites voire les absurdités. Famille, rapports de domination entre les riches et ceux qui n’ont rien, genre ou encore sexualité sont pour elles des lieux de questions immenses, nourries par des galeries de personnages aux égarements et aux névroses multiples. Farah est l’une de ces protagonistes rebelles à toute définition, à toute identité gravée dans le marbre. Comme Charonne, une autre des héroïnes récurrentes de l’autrice, elle et son environnement ne sont d’ailleurs pas tout à fait la même d’un roman à l’autre. Et au sein d’un même roman, elle ne cesse de se transformer.
En adaptant le premier des deux romans dont Farah est l’héroïne – elle est aussi le personnage central de La Treizième Heure, paru en septembre 2022 –, le metteur en scène Sylvain Maurice, qui quittera le Théâtre de Sartrouville – CDN des Yvelines à la fin de l’année, doit donc assumer bien des métamorphoses et autres complexités. Comme avec son adaptation du roman Réparer les vivants de Maylis de Kerangal ou plus récemment du Penthésilée de Heinrich von Kleist, il fait le choix du seul en scène. Après Vincent Dissez et Norah Krief, c’est à la comédienne Constance Larrieu qu’il confie le soin de porter son adaptation. Sa démarche pour Arcadie n’est toutefois pas entièrement comparable aux deux autres pièces citées. Si dans celles-ci, le plateau était le lieu d’un double portrait du personnage de fiction et de l’acteur, Arcadie se concentre sur le premier. Ce choix de l’incarnation butte sur la grande étrangeté de Farah, dont la personnalité, les méandres sont alors simplifiés, édulcorés.
D’abord plongée dans une pénombre qui n’épargne que son visage, Constance Larrieu commence par le tout début d’Arcadie. « Nous arrivons dans la nuit, après un voyage éprouvant dans la Toyota hybride de ma grand-mère : il a quand même fallu traverser la moitié de la France en évitant lignes à haute tension et antennes-relais, tout en endurant les cris de ma mère, pourtant emmaillotée de tissus blindés », prononce-t-elle comme on pourrait le faire dans l’ombre d’un confessionnal. Car le récit qu’elle entame là n’est pas sans zones d’ombres, malgré la parfaite transparence imposée à tous dans le lieu où va vivre l’héroïne avec ses parents. Soit Liberty House, une communauté retranchée du monde pour inadaptés de tout poil, dirigés par un certain Arcady professant et pratiquant l’amour partagé. Utopie ou secte ? Pas plus qu’Emmanuelle Bayamack Tam, Constance Larrieu ne répond à la question. Elle la pose même beaucoup moins que l’autrice.
Si, en suivant parfaitement la chronologie et les mots du roman, la comédienne donne parfois voix au chef ou gourou du groupe, à Daniel, le copain homo de Farah, ou encore à la généreuse cuisinière de Liberty House, c’est à grande vitesse, pour mieux revenir au fil qu’a retenu Sylvain Maurice afin de réduire le texte de 400 pages au nombre qu’il faut pour une heure et quart de monologue théâtral : la transformation de Farah, qui se pense femme avant de découvrir que les choses ne sont pas si simples. En plaçant l’intersexuation de Farah au cœur de son Arcadie, le metteur en scène et la comédienne donnent à entendre la difficulté pour un adolescent d’assumer pareille identité. Ce qui en soi, à un moment où les pièces, les films ou encore les livres consacrés à la question du genre se multiplient, n’est pas d’une grande originalité. Chez Emmanuelle Bayamack-Tam, c’est la très singulière structure, l’étrange secte qu’elle imagine et décrit dans ses moindres rouages qui présente le sujet sous un angle inédit. En plaçant le sujet du genre parmi d’autres questions tout aussi sensibles de l’époque – les migrants, le handicap, la dépression, la drogue ou encore le vieillissement –, elle en fait un concentré de l’époque.
Isolée ou presque dans l’Arcadie de Sylvain Maurice, la métamorphose physique de Farah y est plus anecdotique que dans le roman. Elle fait moins métaphore. En épargnant au spectateur les épisodes les plus sulfureux de la découverte par Farah des plaisirs de la chair – ses ébats avec Arcady, notamment, donnent lieu à de nombreuses descriptions des plus détaillées, souvent savoureuses –, Sylvain Maurice se prive aussi d’une part de la réflexion que suscite le roman. Car la pensée, chez Emmanuelle Bayamack-Tam, est directement liée au corps, en particulier à l’érotisme, étranger à toutes les normes, rebelle à tous les diktats.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Arcadie
Arcadie
Adapté du roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, Arcadie (prix du Livre Inter 2019)
adaptation et mise en scène Sylvain Maurice
avec Constance Larrieu
lumière Rodolphe Martin
création sonore David Bichindaritz
costumes Olga Karpinsky
collaboration à la scénographie et régie générale Alain Derooproduction Théâtre de Sartrouville et des Yvelines–CDN
Arcadie est édité chez P.O.L – prix du Livre Inter 2019
visuel © Atelier Poste 4Durée 1h10
Théâtre de Belleville
Du 1er septembre au 30 novembre 2024
16, Passage Piver
75011 Paris
Sept. : Mer., Jeu. & Ven. 19h15, Sam. 21h15, Dim. 15h
Oct. & Nov. : Mer. & Jeu. 19h15, Ven. & Sam. 21h15, Dim. 15h26 et 28 avril 2025
Le Quai CDN, Angers, dans le cadre du festival « Écriture en acte »
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