Après l’excellent Time to tell, le jongleur Martin Palisse poursuit son travail avec le metteur en scène David Gauchard dans Commencer à exister, où il interroge le rapport aux pères. Au plateau avec Stefan Kinsman, il mêle le cirque à la parole pour dire l’urgence de quitter la violence et d’aller vers la douceur. Pour mener cette entreprise de déconstruction masculine, le trio se livre à la passionnante recherche d’une force qui serait pétrie de fragilité.
Planté sur la ligne qui sépare la salle de la scène, un projecteur crachant une lumière crue, agressive, fait office de très clair avertissement. Dans Commencer à exister, la relation entre artistes et spectateurs ne sera pas simple, et personne ne sera là pour la faire passer pour naturelle. Au contraire, les interprètes et co-auteurs du spectacle Martin Palisse et Stefan Kinsman, accompagnés à l’écriture et à la mise en scène par David Gauchard, ne cesseront de rappeler par différents moyens l’artificialité de la rencontre. Il y a là davantage qu’un simple jeu avec les codes de la représentation. Pour Martin Palisse, qui est à l’origine de cette création, la deuxième d’une série de pièces consacrées à la notion d’héritage dont Time to tell (2020) était le premier et brillant opus déjà mis en scène par David Gauchard, il s’agit aussi de venir remuer, de chercher à bousculer son propre vocabulaire. Dans la recherche que mène le jongleur avec sa compagnie Bang Bang fondée en 2002, la lumière tranchante, nette, est de longue date l’un des traits distinctifs au sein du paysage du jonglage contemporain. Avec la musique, qu’il aime électro pour faire dériver son geste extrêmement précis vers une forme de transe, la création lumière constituait jusque-là un espace minimaliste et contraignant où inscrire, selon son terme, son « acte jonglistique » en prise avec la question du temps. Ici, au lieu de participer au dessin d’un quelconque cadre, l’éclairage en est sinon la négation, du moins le constant questionnement. Il est la promesse d’une réponse singulière à l’attente forte créée par Time to tell, dont l’impact dans le microcosme du jonglage, et plus largement du cirque, est de taille.
Lors de l’avant-première du spectacle, donnée à l’occasion de la 7e Nuit du Cirque, qui se tient du 14 au 16 novembre 2025, portée par l’association Territoires de cirque, le souvenir d’enfance que commence à raconter un Martin Palisse, dont seules les mains émergent de derrière le projecteur, résonne d’une façon particulière. Nous sommes au Sirque – Pôle national cirque (PNC) de Nexon en Nouvelle-Aquitaine qu’il dirige, et bon nombre des personnes présentes pour l’occasion sous le chapiteau permanent de la structure – le Vaisseau, dont la configuration frontale est celle qu’a choisie ici Martin Palisse – reconnaissent d’emblée sa voix. Beaucoup au sein de cette Nuit intimiste et conviviale sont familiers de ce lieu, dont il a su faire au fil des années une structure majeure pour les nouvelles écritures de cirque. Beaucoup ont aussi assisté au grand tournant qu’a pris son jonglage avec Time to tell, où non seulement il prenait pour la première fois la parole, mais de plus pour traiter d’un sujet délicat : sa maladie, la mucoviscidose, qu’il cachait jusque-là et dont la connaissance éclairait d’un coup tout son parcours de créateur, sa quête plus ou moins aboutie selon les spectacles d’un jonglage empreint d’une forme de spiritualité. À Nexon moins encore qu’ailleurs, la mise à nu qui se joue dans Commencer à exister n’est donc guère une surprise. Choisir cet endroit de grande familiarité pour faire éclore la pièce n’est alors confortable qu’en apparence : pour exister pleinement, le cirque-théâtre de Martin Palisse devait y faire preuve d’un mélange particulièrement subtil de même et de différent. Il y réussit avec ses complices David Gauchard et Stefan Kinsman – avec qui il avait déjà créé le beau spectacle de fin d’études de la 36e promotion du CNAC, Brûler d’envies–, ainsi que Jean Gueudré à la musique électro – d’autant plus remarquable qu’il s’agit là de son premier geste de composition – et Laurine Chalon à la lumière. Sans oublier Marius, le chien de Martin, qui participe pleinement à l’ambitieuse entreprise initiée par son maître.
Cette bande n’est pas presque exclusivement masculine pour rien. L’homme est son sujet, c’est lui qu’auscultent ensemble Martin Palisse et Stefan Kinsman en livrant des bribes de leurs histoires en grande partie personnelles – sans doute une part de fiction se mêle-t-elle ici ou là au réel, afin d’en étudier des aspects que la pure vérité n’aurait guère soulevés. En particulier, c’est la relation entre les hommes d’une même lignée que creusent ensemble les deux interprètes. Ils s’inscrivent ainsi dans un registre littéraire essentiellement représenté jusque-là par des femmes. Car, s’ils convoquent leurs figures paternelles et remontent le fil de leur généalogie, c’est, de même que pour un nombre d’autrices toujours plus important dans le champ romanesque comme dans celui du spectacle vivant, afin d’extraire du silence les violences qui se transmettent de génération en génération. Dans son récit liminaire prononcé d’une voix blanche qui sera la sienne presque tout au long du spectacle, Martin Palisse donne le ton de son récit familial. Lorsqu’il prenait la voiture avec son père, explique l’artiste en signant à sa façon de ses mains ce qu’il dit avec ses mots, le petit garçon qu’il était alors ressentait une terreur mélangée à une joie confuse, à une sorte d’excitation. Cet homme qui l’a élevé, poursuit-il, exerçait sur lui, sur sa mère et toute la fratrie une brutalité et une autorité qu’il tenait pour le comportement masculin adéquat. La colère qu’affirme ressentir Martin Palisse envers cet aïeul violent s’exprime peu au plateau. À l’exception d’un moment de lutte entre lui et Stefan Kinsman haché façon stroboscope dont la pièce aurait pu se passer – elle fait étrangement exception à l’effort d’abstraction très bienvenu auquel se tient par ailleurs le duo – , le plateau n’est guère une arène. Au contraire, il est plutôt le laboratoire d’une masculinité débarrassée de ses éléments toxiques.
La relation qu’il noue sur scène avec son complice circassien – et avec Marius, grand adepte de caresses – est la principale alternative que propose Martin Palisse à la reproduction du modèle masculin qu’il observe parmi les siens, en remontant dans le temps (encore lui) pour mieux ensuite s’occuper du présent. S’ils semblent d’abord évoluer chacun de leur côté sans vraiment voir l’autre, exerçant chacun leur spécialité – le jonglage pour Martin Palisse et la roue Cyr pour Stefan Kinsman –, les deux interprètes déploient peu à peu l’un sur l’autre un regard profond. Ils développent une attention réciproque, une amitié et une douceur qui s’expriment rarement ainsi dans la création circassienne : davantage dans les creux du texte et des mouvements que dans ces deux composantes de la pièce, que l’on peut regretter de voir alterner de façon un peu trop systématique et déconnectée l’une de l’autre. Le contrepoint qu’apporte Stefan Kinsman à Martin Palisse, lui partageant l’histoire de sa lignée d’hommes doux, élargit avec bonheur le propos. Il en décuple la portée en ouvrant aussi la pièce à d’autres théâtralités, par exemple lorsqu’il se fait conteur pour transmettre à Martin une histoire qu’il tient de son père, un Américain parti vivre au Costa Rica : celle du cavalier noir, dont le pauvre héros éponyme amoureux d’une princesse la perd pour avoir voulu correspondre à son image de l’idéal masculin. Commencer à exister prend alors brièvement un air de Mille et Une Nuits.
Comme il a pu le prouver en créant et en interprétant avec Juan Ignacio Tula d’importantes pièces de roue Cyr – Santa Madera et Somnium – et en signant sous le titre Searching for John un premier spectacle personnel sans agrès, où il incarnait un cowboy solitaire, Stefan Kinsman possède une amplitude artistique extraordinaire, dont il a la délicatesse de ne jamais faire étalage. Sa présence aux côtés de Martin Palisse est pour beaucoup dans la réussite de celui-ci à poursuivre la démarche lancée avec Time to tell, en la renouvelant, en lui ajoutant des ramifications. La grande indépendance de la partition textuelle et circassienne de Commencer à exister, qui questionne surtout lorsque la narration aborde ses rivages les plus accidentés, constitue toutefois une limite au plein épanouissement du cirque-théâtre de Martin Palisse à l’heure précoce de notre découverte du spectacle. Le temps, allié autant qu’ennemi de l’artiste, décidera du degré d’accomplissement de la déconstruction déjà menée ici avec autant de style que d’intelligence.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Commencer à exister
de David Gauchard, Stefan Kinsman et Martin Palisse
Avec Stefan Kinsman, Martin Palisse
Scénographie Martin Palisse
Écriture dramatique David Gauchard
Conception lumière Laurine Chalon
Musique originale et arrangements sonores Jean GueudréProduction Le Sirque – Pôle National Cirque à Nexon en Nouvelle-Aquitaine
Coproduction L’OARA, Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine ; Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles (Belgique) ; Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux ; L’Odyssée, Théâtre de Périgueux ; Le Prato, Pôle national cirque de Lille ; Les SUBS, Lyon ; Scène nationale du Sud-Aquitain ; CIRCA, Pôle national cirque à AuchDurée : 1h15
Vu en novembre 2025 au Sirque, Pôle national cirque à Nexon en Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre de la 7e Nuit du Cirque
Les Subs, Lyon
du 20 au 22 novembreScène nationale du Sud-Aquitain, Saint-Jean-de-Luz
du 12 au 14 décembreThéâtre de La Renaissance, Mondeville, dans le cadre du Festival SPRING
le 12 mars 2026La Mégisserie, Saint-Junien
le 2 avrilEquinoxe, Scène nationale de Châteauroux
le 7 maiThéâtre de l’Union, CDN de Limoges, dans le cadre du Festival Mi/Mi
les 22 et 23 maiFestival MIMOS, Périgueux
en juillet 2026Le Sirque, Pôle national cirque à Nexon en Nouvelle-Aquitaine, dans le cadre du festival MULTIPISTES
en août 2026




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