Du 13 au 18 août 2024, le festival organisé par Le Sirque a fait de la petite commune de Nexon, en Haute-Vienne, le lieu d’accueil de plusieurs compagnies mettant en scène des histoires de couple ou de famille. Une riche invitation à penser l’évolution des arts de la piste, très familiaux à l’origine avant de connaître une certaine fragmentation.
Chaque été à Nexon, Le Sirque – Pôle National Cirque (PNC) rend visible et partageable le travail mené à l’année par son équipe pour le développement du cirque de création. Lancé en 1992 par Marc Délhiat et Guiloui Karl sous le nom « Les Arts à la Rencontre du Cirque », rebaptisé en 2001 « La Route du Sirque » avant de devenir le festival « Multi-Pistes » sous la direction de Martin Palisse, qui prend le relai du binôme à partir de 2014, ce rendez-vous d’entre-deux saisons est l’occasion de regarder le paysage circassien à distance de son actualité immédiate. Laquelle est soumise, comme l’ensemble du spectacle vivant, à une dynamique contradictoire, à une frénésie de créations contrariée par une fragilité qui prend sa source, en partie, dans la crise sanitaire et les crises inflationnistes et énergétiques plus récentes, et se trouve aggravée par les coupes budgétaires décidées par le gouvernement au cours des derniers mois.
Face au charmant château du XVIIe siècle niché au cœur de cette commune d’environ 2500 habitants, au milieu d’un parc paysager créé au XIXe siècle, on ne peut que comprendre le goût qu’Annie Fratellini eut pour ce site, où elle organisa en 1987 la première édition de ses stages internationaux des arts du cirque, dont la direction pédagogique fut ensuite prise en charge par Pierre Étaix. Si les Multi-Pistes ne se réfèrent pas explicitement à cette page majeure de l’histoire du cirque, elle ressurgit d’une façon différente à chaque édition, avec l’aide des traces qu’elle a laissées dans Nexon – sa place centrale porte, par exemple, le nom de celle qui y a amené les premiers chapiteaux – et dans la mémoire de ses habitants et visiteurs. Cette année, du 13 au 18 août, c’est notamment la notion de famille, au cœur de plusieurs spectacles invités, qui a pu réveiller le passé et interroger sur la distance parcourue depuis par les arts de la piste, sur la façon dont les artistes les vivent ensemble.
Aïtal et autres histoires de couple
Si, en 2023, Martin Palisse mettait au cœur des Multi-Pistes la question de l’ouverture à l’Autre et aux grandes questions sociales et politiques de l’époque en prenant pour fil rouge de l’édition le spectacle 23 fragments de ces derniers jours de Maroussia Diaz Verbèke et le collectif brésilien Instrumento de Ver, il choisit cette année un angle tout autre avec À ciel ouvert. Seule pièce à être programmée sur l’ensemble de la durée du festival, la dernière création du Cirque Aïtal, en tournée depuis 2022, invite ses spectateurs dans l’intimité d’une petite communauté étrange, structurée comme tous les spectacles de la compagnie autour de Victor Cathala et Kati Pikkararainen. Formant avec les musiciens Helmüt Nunning et Hugo Piris, et divers volatiles aussi actifs et bizarres que leurs comparses humains, un groupe aux usages très composites – la thérapie personnelle y côtoie d’une façon volontiers absurde des traditions rurales, des numéros de main-à-main et de mât chinois ou encore des envolées oniriques –, le couple continue de raconter sa propre histoire et celle de son milieu avec son langage poétique et circassien qu’il ne cesse d’enrichir depuis la création d’Aïtal en 2004.
Accompagnés sur cette pièce, comme sur les précédentes, par le dramaturge Michel Cerda, rencontré dans le cadre de leur formation au CNAC où est né leur duo maintenant fameux, Victor Cathala et Kati Pikkararainen défendent dans leur travail une fiction collective proche de la réalité. Ils font ainsi partie des artistes qui se revendiquent héritiers du cirque dit « traditionnel », tout en assumant pleinement leur ancrage dans le cirque de création. S’il existe encore souvent une forme de rivalité entre ces deux types de cirque, la compagnie Aïtal ne fait pas figure d’exception dans cette édition 2024 des Multi-Pistes, dont l’une des lignes de force réside dans les ponts bâtis par des artistes entre le passé du cirque et son présent, voire son futur. Comme dans À ciel ouvert, la figure du couple s’y fait récurrente. Amants de la compagnie Cirque Exalté lui fait honneur, tout comme L’Empreinte de L’Attraction Céleste. Dans ces deux cas, comme dans celui d’Aïtal, si le couple peut être fusionnel, il est une entité ouverte à l’Autre, cherchant à former avec lui une communauté ne serait-ce qu’éphémère, le temps d’une représentation.
Dans l’intimité du cirque
Chez Aïtal et L’Attraction Céleste, les traits d’union entre cirque d’hier et d’aujourd’hui se bâtissent sur la durée. En se mettant en scène d’une création à l’autre, les duos fondateurs de ces compagnies construisent des relations fortes à leur public, qui ne sont pas sans rapport avec celles qu’entretenaient les familles du cirque traditionnel avec leurs spectateurs. À Nexon, le souvenir d’Annie Fratellini et de Pierre Étaix se superpose d’autant mieux à ces couples contemporains que ceux-ci arborent pour la plupart une allure intemporelle. Le monde mi-rural mi-forain d’Aïtal a beau singer quelques habitus du temps présent, sa singularité lui permet de s’élever au-delà de tout discours sur l’époque. Quant à L’Attraction Céleste, fondée par Servane Guittier et Antoine Manceau deux ans seulement après Aïtal, en 2006, elle développe dans L’Empreinte, comme dans ses créations précédentes, une atmosphère désuète, anachronique, qui la relie à une imagerie quasi-mythologique du cirque.
Les deux artistes de L’Attraction Céleste ont beau avoir mis de côté les nez rouges qu’ils portaient encore dans Bobines (2016), leur création précédente, ils continuent d’être clown blanc et Auguste tout en incarnant un ménage dont l’amour a su survivre au passage du temps. Sa quête très touchante et subtile d’une relation forte et singulière au spectateur est sans doute pour beaucoup dans la longévité de ce couple, ainsi que dans celle d’Aïtal. Dans l’orangerie du parc de Nexon, comme partout lors de leur tournée, Victor Cathala et Kati Pikkararainen invitaient les spectateurs à s’installer qui dans une caravane transformée pour l’occasion, qui sur l’un ou l’autre des gradins reliant les différents véhicules du campement. Le couple et ses comparses humains et animaux créent ainsi une forme de famille qui n’est pas celle du cirque traditionnel, dans le sens où leur art n’est pas pour eux un héritage, mais qui vit plutôt dans l’instant de chaque représentation.
L’art de la surprise…
Sous une forme toute autre, on retrouve chez L’Attraction Céleste ce talent du couple à faire communauté autour de lui. Cheffe d’orchestre des acrobaties à l’esprit enfantin, mais à la technique imparable de son comparse, Servane Guittier est aussi une hôtesse qui n’a pas son pareil pour mémoriser le prénom de chacun de ses hôtes et les transformer en alliés de ses petites entreprises loufoques et poétiques. Cette intimité qu’elle installe avec ses invités rend pour eux d’autant plus troublante la bascule qui marque le spectacle en son milieu – dont nous ne dirons rien afin d’en préserver la surprise. Laquelle fut, avec le hasard, une autre des composantes de ces Multi-Pistes, comme procédé de réinvention du rapport au public. Chez Sara Desprez et Angelo Matsakis de la compagnie Cirque Exalté qu’ils créent ensemble en 2010, le cirque s’offre ainsi à la façon d’un match d’improvisation. En confiant à un spectateur le soin de choisir parmi trois musiques proposées celle sur laquelle il devra évoluer, le couple expose son intention de faire de ses convives le socle de sa performance. La danse acrobatique qui s’ensuit, accompagnée de récits intimes présentés comme authentiques, ne répond pas tout à fait à cette promesse. On croit peu en effet dans la dimension aléatoire de la pièce ; et l’ouverture du couple à l’extérieur n’est alors pas comparable à celles que réussissent Aïtal et L’Attraction Céleste.
Une autre artiste au programme des Multi-Pistes, Mélissa Von Vépy, va presque jusqu’à créer entre elle et le public de son Piano Rubato, pourtant installé en extérieur, une forme de quatrième mur. À l’abordage d’un piano-bateau qui leur tient lieu à la fois d’instrument et d’agrès, l’artiste aérienne et le musicien Stephan Oliva composent une image qu’ils peinent à faire vivre. La présence autour d’eux dans le festival des formes ouvertes décrites plus tôt a sans doute contribué à la sensation d’avoir affaire là à une esthétique dépassée. Avec VanThorhout, Alexander Vantournhout était toutefois là pour rappeler que famille et convivialité sont loin d’être les seules voies possibles d’un cirque de création riche et puissant. Proche du rituel, ce solo en circulaire pour un homme, un marteau et un drapeau est fort de son économie : c’est grâce à elle que l’artiste s’adresse si subtilement, qu’il partage sa réflexion sur les schémas de la masculinité.
Le risque en héritage
Les questions de genre sont aussi travaillées par plusieurs des six élèves de la 36ème promotion du CNAC – marquée du reste par la chute mortelle de leur camarade Titouan Maire –, venue à Nexon, comme la promotion précédente, présenter ses travaux de fin d’études. Aussi présents, pour certains, sur le site en tant que bénévoles, avec des élèves des promos suivantes, ces artistes en devenir seront mis en scène dans leur spectacle de fin d’année par Martin Palisse et David Gauchard. Pour le directeur du Sirque, la transmission se doit d’être au cœur du lieu de création qu’est le PNC de Nexon. En plus d’apporter beaucoup à la vie du festival, elle prépare le cirque de demain, qui gagnera à être porté par des artistes conscients des différents métiers qui entourent le leur, ainsi que des pratiques de leurs consœurs et confrères. Autant que des spectacles déjà évoqués, ainsi que d’autres tels l’excellent Vrai de la compagnie Sacékripa ou Ali de Mathurin Bolze, cette nouvelle génération aura sans doute beaucoup à apprendre du spectacle Mortel jus de mortel du collectif du Mur de la Mort (MDLM), créée en 2014 par Lauriane Baudouin.
En matière de transmission, les membres de MDLM – Pierre Raoul Carnet et Lauriane Baudoin – font fort. Après avoir retapé entièrement un mur de la mort, célèbre attraction foraine apparue aux États-Unis au début du XXe siècle, les artistes continuent de revisiter cette tradition. Menés par l’énergique Lauriane Baudoin, Pierre Raoul Carnet, Vincent Estaque, Cédric Dalot, Julien Francillout, Jacques Navaux (Tatou) et Andréas Soulard mêlent concert et démonstration de moto à la verticale avec une générosité et une joie évidente qui rend la prouesse d’autant plus sidérante. Si les Multi-Pistes font avec cette création un petit pas de côté par rapport au cirque, la présence à très haut degré de risque et de performance nous en rapproche, de même que l’esprit de famille qui se dégage de l’allègre équipée. Cette édition 2024 fut donc fort réussie, et comme toujours largement fréquentée par un public de provenances très diverses, partageant avec les artistes le goût de la famille et de l’Autre.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Festival Multi-Pistes 2024
Le Sirque, Pôle National Cirque Nexon Nouvelle-Aquitaine
du 13 au 18 août
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