C’est un inénarrable duo que forment Hervé Pierre et Clotilde Mollet dans la salle cocon de la Piccola Scala. Un face à face au quotidien entre une mère et son fils décrit avec tendresse, humour et gravité par Jean-Claude Grumberg. Moman est une pièce pour adultes et enfants, hantée en sourdine, comme toute l’œuvre du dramaturge, par la mémoire de la Shoah.
D’abord le noir et une musique à la mélodie désuète qui nous plonge d’emblée dans une ambiance d’antan, des sonorités façon orgue de barbarie qui nous font reculer au siècle d’avant. D’abord on ne les voit pas, cachés qu’ils sont derrière la toile de cette maison-cabane, nichés dans leur intimité. Seul leur dialogue en jeux d’ombres laisse échapper deux figures archétypales : une mère et son fils qui n’arrive pas à dormir. Cette scène, inaugurale et récurrente, raconte certes un motif propre à l’enfance, la peur du noir, le refus d’aller se coucher, le besoin de se raccrocher à l’autre avant de se laisser happer par le sommeil, mais elle dit plus et c’est au fur et à mesure que nous le comprendrons. Discrètement, sous les mots choisis de ce grand auteur, né à l’orée de la Seconde Guerre Mondiale, marqué à jamais par la déportation de son père, c’est une autre peur qui se chuchote, une angoisse sourde et transmissible de génération en génération, celle du traumatisme de la Shoah. « Pour vivre heureux vivons caché » dit l’adage et c’est sous le lit que se blottit le petit terrorisé par une armée de méchants, assailli de cauchemars et autres terreurs nocturnes, ce petit sans père ou presque, rempli de questions sans réponses.
Le ton n’est pourtant pas au pathos, Moman est une comédie cachée dans une tragédie ou le contraire et l’on rit énormément devant ce couple de théâtre au bagout intemporel, au tempérament trempé dans le talent. Hervé Pierre est une mère célibataire dure qui endure mais aimante et présente. Dans son tablier de fortune, le comédien est cocasse à souhait, un mur de pierre fendillé de partout. Chaque trait de son visage est un émerveillement. Une page chargée en émotions et sentiments. Clotilde Mollet est un fils curieux et entêté dans son pantalon multi poches. La comédienne sort ses répliques au lance-pierre et son visage à elle aussi est un livre ouvert. Jamais ils ne minaudent, ne surjouent l’autre sexe ou l’enfant, jamais ils ne caricaturent leurs personnages, leur partition relève de la haute voltige, ils sont d’une justesse à couper le souffle et donnent à la langue croustillante de Jean-Claude Grumberg une résonance immédiate et évidente tout en laissant entendre les échos de ses profondeurs. Ce patois parigot imaginaire qui se joue des mots avec gourmandise, déforme le langage officiel et créé un îlot préservé sous ce toit où survit tant bien que mal cette mère sans illusions qui noie son blues dans la boisson. La langue ici s’invente et raconte, dans la chair-même des mots, cette complicité mère-fils inaltérable et unique. Ce lien plus fort que la mort. Qui ravive les souvenirs du passé chez l’une et le désir de comprendre chez l’autre. Cette langue qui dit aussi leur isolement et stigmatise leur précarité sociale, autre motif en creux de ce duo qui vit de peu, avec peu.
Accompagnés à la mise en scène par Noémie Pierre qui réalise également la jolie scénographie, simple et ingénieuse, du spectacle, Hervé Pierre et Clotilde Mollet adaptent la pièce de Jean-Claude Grumberg avec le minimum nécessaire. Une chaise, un tabouret et cette structure comme un castelet de marionnettes qui vient résonner avec l’image du pantin en bois qui s’invite dans le récit. Les toiles tendues et parcourues de dessins légers et colorés, comme des gribouillages enfantins façon Cy Twombly, serviront de draps pour les lits. Chaque élément du décor a son utilité et fonctionne de manière plus symbolique que réaliste. Une pauvreté de moyens assumée qui fait écho à la situation de cette mère célibataire sans le sou, ramant pour remplir la casserole. « Mange ton riz tant qu’il est froid » lance-t-elle à son fils avec malice, l’œil qui frise. Moman est un spectacle accessible à tous, enfants et adultes, car il se reçoit sur plusieurs niveaux de compréhension. Et son sous-texte transgénérationnel, ce retour du refoulé d’un héritage familial traumatique, nous étreint au plus haut point. Derrière son humour et ses jeux de mots à tirelarigot, la pièce de Jean-Claude Grumberg évoque avec une sensibilité bouleversante un lien filial et maternel, à la fois particulier et universel. Hervé Pierre et Clotilde Mollet la servent avec un génie du jeu renversant.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Moman
De Jean-Claude Grumberg
Mise en scène Noémie Pierre, Clotilde Mollet et Hervé Pierre
Avec Clotilde Mollet et Hervé Pierre
Lumières Nieves Salzmann
Costumes Siegrid Petit-Imbert
Décors Noémie Pierre
Musique Hugo Vercken
PRODUCTION Scala Productions & TournéesDurée 1h
Du 25 janvier au 29 juin 2025
La SCALA, Paris
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