Après La Cerisaie présentée l’an passé à la Comédie-Française, le metteur en scène poursuit son compagnonnage avec le théâtre russe et s’empare avec subtilité de l’œuvre-phare de Tourgueniev.
Le parcours de metteur en scène de Clément Hervieu-Léger paraît réglé comme une partition mozartienne, où chaque mouvement se nourrit des précédents et contient les suivants. Depuis sa Critique de l’École des femmes donnée, voilà dix ans, au Studio-Théâtre, le sociétaire de la Comédie-Française emprunte un chemin savamment balisé où les œuvres croisées agissent comme autant d’étapes structurantes, de tremplins pour parfaire son geste, tout entier tourné vers l’exploration des dynamiques de groupe et de troupe, bien souvent matricées par des tourments individuels. En route, l’artiste a fait halte chez Molière (Le Misanthrope, Monsieur de Pourceaugnac) et Marivaux (L’Épreuve, Le Petit maître corrigé), Lagarce (Le Pays lointain) et Wedekind (L’Éveil du printemps), Goldoni (Une des dernières soirées de carnaval) et Tchekhov (La Cerisaie), avec, toujours, et à quelques rares exceptions près, ce goût pour les pièces méconnues plutôt que pour les tubes de ces dramaturges stars. Suivant cette logique de proche en proche, il était cohérent, presque naturel, qu’il atterrisse aujourd’hui chez Tourgueniev et s’empare de son oeuvre-phare, Un mois à la campagne, tant son influence sur le théâtre tchekhovien apparaît, jusque dans la construction des personnages, criante.
Au-delà des figures du médecin et de l’enseignant, quasiment incontournables chez Tchekhov et tout aussi clefs chez son aîné, la Natalia Petrovna d’Un mois à la campagne a l’allure, dans son caractère volcanique comme dans sa mélancolie naturelle, d’une cousine éloignée de la maîtresse de La Cerisaie, Lioubov Andréïevna. À ceci près que, lorsque la seconde doit faire face à un passé qui ne passe pas, la première est confrontée à l’irruption d’un présent qui chamboule tout, à commencer par les croyances anciennes. Ce présent, Alexeï l’incarne tout entier. Étudiant venu de Moscou, il est le nouveau précepteur de Kolia, le fils de Natalia. Bien sous tous rapports, doté d’un charme naturel dont il n’a guère conscience, il ne tarde pas à faire chavirer le coeur de la jeune orpheline Véra, mais aussi celui de la propriétaire des lieux. Délaissée par son mari, Arkady, lassée de la conversation de Ratikine, son amant platonique de toujours, Natalia voit se réinstaller en elle ce désir amoureux qu’elle croyait à tout jamais enfoui, annihilé par la langueur des jours et la platitude de l’existence de cette aristocratie en déclin à laquelle elle appartient.
Comme Alain Françon avant lui, Clément Hervieu-Léger a opté, à raison, pour la sublime traduction de Michel Vinaver, qui donne un sérieux coup de fouet, et de jeune, à la pièce. Aux commandes d’une scénographie dépouillée qui, dans les costumes comme dans l’articulation de certaines séquences, penche plus du côté du cinéma italien de la seconde moitié du XXe siècle que de la Russie de la fin du XIXe, le metteur en scène en profite pour vivifier les tourments amoureux et existentiels dessinés par Tourgueniev. Se met alors en place une communauté soumise aux aléas de micro-effets papillon, où la moindre variation de l’âme de l’un a des conséquences sur l’autre et, de proche en proche, sur l’ensemble du groupe et son devenir. Dans sa direction d’acteurs, Clément Hervieu-Léger préfère d’ailleurs appuyer sur le côté le plus manipulateur des personnages au lieu de les laisser simplement à la merci de la mélancolie et de l’indolence inhérentes à leur situation et à leur environnement. Sous sa houlette, c’est une véritable bataille des coeurs qui se joue, où tous les coups semblent permis pour évincer ses rivaux, ou ceux identifiés comme tels. Pris dans une dynamique qui n’est pas sans rappeler celle d’un certain Marivaux, Natalia cherche alors à se débarrasser de Véra, Ratikine d’Alexeï, la mère d’Arkady de Ratikine, tandis que, pendant ce temps, le médecin joue aux entremetteurs.
Pour autant, le metteur en scène n’oublie pas la dimension sociale de la pièce de Tourgueniev, et souligne parfaitement la cruauté d’une génération envers l’autre, mais aussi le dédain d’une classe envers l’autre, faisant d’Alexeï la double victime de « vieux » – ils n’ont, dans la pièce, qu’une trentaine d’années – aristocrates décadents. Pour cela, il peut compter sur une belle bande d’acteurs, unie par un réel esprit de troupe, à commencer par Clémence Boué en Natalia affolée et affolante, constamment en mouvement, qui passe, en un clin d’oeil, de la noirceur à l’excitation et fait tourner toutes les têtes, y compris la sienne ; Juliette Léger en délicate Véra, cette jeune femme qui apprend l’ivresse et la douleur de l’amour pur, et tente de se rebeller ; Stéphane Facco en subtil Ratikine, doté de davantage de relief qu’à l’accoutumée ; mais aussi Daniel San Pedro en médecin quasi machiavélique. Tous parviennent à insuffler au plateau ce petit supplément d’âme qui complète parfaitement le travail très soigné de Clément Hervieu-Léger, qui a, semble-t-il, trouvé chez Tourgueniev ce qu’il lui manquait chez Tchekhov.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Un mois à la campagne
Texte Ivan Tourgueniev
Traduction Michel Vinaver
Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Avec Louis Berthélémy, Clémence Boué, Jean-Noël Brouté, Stéphane Facco, Isabelle Gardien, Juliette Léger, Guillaume Ravoire, Mireille Roussel, Daniel San Pedro, et en alternance, Lucas Ponton et Martin Verhoeven
Scénographie Aurélie Maestre
Costumes Caroline de Vivaise
Lumière Alban Sauvé
Création sonore Jean-Luc Ristord
Assistanat à la mise en scène Aurélien Hamard-Padis
Régie générale Philippe ZielinskiProduction déléguée La Compagnie des Petits Champs
Coproduction Célestins – Théâtre de Lyon, Scène Nationale d’Albi, Théâtre de Chartres – Scène conventionnée d’intérêt national, Maison de la Culture d’Amiens, Théâtre de Caen, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalLa Compagnie des Petits Champs est conventionnée par la DRAC Normandie – Ministère de la Culture, la Région Normandie, le Département de l’Eure, l’Intercom de Bernay-Terres de Normandie.
Michel Vinaver est représenté par l’Arche – agence théâtrale. La pièce est disponible dans la nouvelle traduction de Michel Vinaver chez l’Arche Editeur.
Durée : 2h15
Célestins – Théâtre de Lyon
du 9 au 19 novembre 2022Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul
le 24 novembreThéâtre Jean Vilar, Suresnes
le 27 novembreAthénée Théâtre Louis Jouvet, Paris
du 10 janvier au 4 février 2023Théâtres en Dracénie, Draguignan
le 7 févrierScène Nationale d’Albi
les 9 et 10 févrierEspace Marcel Carne, St Michel sur Orge
le 16 févrierThéâtre de Chartres
le 28 févrierGrand Théâtre de Calais
les 3 et 4 marsThéâtre de Caen
les 8 et 9 marsMaison de la Culture d’Amiens
les 15 et 16 marsLe Forum, Flers
le 21 marsLa Coursive, Scène Nationale de La Rochelle
les 23 et 24 marsThéâtre de l’Olivier, Istres
le 28 marsThéâtre National de Nice
du 30 mars au 1er avrilThéâtre de l’Arsenal, Val-de-Reuil
le 6 avrilScène Nationale du Sud Aquitain, Bayonne
le 25 avril
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