Grâce au soutien et au talent de la troupe, toujours aussi brillante, de la Comédie-Française, le metteur en scène Clément Hervieu-Léger réussit à colmater les brèches dramaturgiques de cette pièce oubliée, et plus fragile que d’autres, de Goldoni.
Dans la pléthorique bibliothèque goldonienne, qui ne compte pas moins de 200 oeuvres, Clément Hervieu-Léger aurait pu jeter son dévolu sur l’un des tubes du dramaturge italien, tels La Locandiera, La Trilogie de la villégiature ou Arlequin serviteur de deux maîtres. Oui, mais voilà, année après année, et à quelques classiques parmi les classiques près, comme Le Misanthrope de Molière (2014), La Cerisaie de Tchekhov (2021) ou Un mois à la campagne de Tourgueniev (2022) auxquels il s’est mesuré, le nouvel administrateur de la Comédie-Française prouve qu’aux sentiers battus et rebattus, il préfère définitivement les chemins théâtraux qui restent encore à défricher. Après avoir exhumé Le Petit-Maître corrigé de Marivaux (2016), adapté in extenso Le Pays lointain de Lagarce (2017) et, beaucoup plus récemment, la « version avec le père » de Nous, les héros, le metteur en scène ressuscite ainsi L’École de danse de Goldoni, dont il avait déjà brillamment monté Une des dernières soirées de carnaval en 2019. « Ressusciter » est le mot adéquat pour cette pièce oubliée, enterrée par son auteur lui-même après seulement deux représentations. Comme l’explique Françoise Decroisette dans la préface de la nouvelle publication de sa traduction aux Éditions Circé, le dramaturge italien, à la fin des années 1750, « se sent persécuté, mal aimé » et heurté par les critiques des tenants du théâtre baroque traditionnel Gozzi et Chiari. Après avoir fait un four au Théâtre Tordinona de Rome, il décide alors de se lancer dans l’écriture de « neuf comédies dédiées aux neuf muses, afin de composer une ‘guirlande théâtrale’ » pour les deux saisons à venir du San Luca de Venise. Parmi celles-ci, figurent Les Amours d’Alexandre le Grand, Artemise, Les Amoureux et L’École de danse, mais le projet, faute de succès public, est abattu en plein vol, et s’arrête net. Amer après ce nouvel échec, Goldoni remise L’École de danse dans un tiroir et n’acceptera que « tardivement qu’elle paraisse dans ses œuvres complètes », raconte Clément Hervieu-Léger, qui la fait aujourd’hui entrer au sacro-saint répertoire de la Comédie-Française.
Très loin de la commedia dell’arte – ce qui a pu refroidir le public italien de l’époque –, cette oeuvre paraît annoncer, plus d’un siècle avant leur avènement, Tourgueniev ou Tchekhov dans sa façon de faire fi de toute intrigue substantielle et de lui préférer une observation délicate des individus en train de se colleter aux affres du réel. Car, dans l’école où sévit Monsieur Rigadon, le temps semble suspendu. Tandis qu’il mène (littéralement) à la baguette ses jeunes danseuses et danseurs, qui prennent un malin plaisir, Felicita en tête, à tenter d’échapper à ses injonctions, ce maître de danse se révèle, dans ses actes, bien moins droit que la trique qu’il manie, et empile les manigances pour sauver son établissement bien mal-en-point, en même temps que sa santé financière. Loin d’être insensible aux charmes de Giuseppina, il profite de la générosité du Comte Anselmo, qui n’a lui aussi d’yeux que pour la jeune femme, afin de se faire payer un copieux déjeuner, abuse de la précarité de Rosina et de sa mère pour imposer un contrat léonin à l’aspirante danseuse, s’acoquine avec le courtier Ridolfo pour escroquer l’impresario Don Fabrizio à qui il vend, pour 50 sequins, la plus mauvaise de ses élèves, et empêche sa soeur, Madame Sciormand, de se marier pour ne pas risquer de perdre sa dot. Au milieu de cette médiocre tyrannie, où l’art et le génie semblent fort loin, où l’argent et la roublardise ont tout gangréné, les jeunes poulains, qu’ils poussent à s’entraîner pour en faire, au mieux, des chevaux de course boiteux bons à être vendus au plus offrant, ne rêvent que d’émancipation et d’amour, qui apparait comme le seul espace de semi-liberté, et bientôt comme un bon levier pour s’échapper.
En exposant les rapports hiérarchiques stricts, et problématiques, à l’oeuvre dans cette école de danse, comme dans bien d’autres, en mettant en lumière la misogynie crasse et éhontée de vieux hommes tous autant qu’ils sont obnubilés par l’assouvissement de leurs désirs – sexuels, sentimentaux, pécuniaires –, en dévoilant les coulisses d’un monde de l’art où, dans les coulisses, tant de choses relèvent d’intrigues et autres manigances, Goldoni aurait pu, dans le cadre de la révolution théâtrale qu’il avait entreprise, faire mouche. À ceci près que, sur la longueur, sa pièce apparait rapidement comme un sous-Avare, qui décrirait parfaitement la lutte entre les générations, mais ne jouirait pas de l’impeccable mécanique comique de Molière. Si L’École de danse montre, avec justesse, comment les membres de l’ancienne génération peuvent tenter de mettre sous cloche ceux de la nouvelle pour, à la manière de sangsues, se repaître et profiter de leurs forces vives – ce qui ne manquera pas de faire écho à une certaine actualité –, mais aussi comment, dans un même mouvement, la jeunesse, avec sa fougue empreinte de naïveté, peut résister et se défaire de ce joug, elle s’avère beaucoup moins consistante que d’autres oeuvres de Goldoni, sans doute trop sage, parfois trop terne, pour convaincre pleinement par elle-même – ce qui peut, à nos yeux, expliquer pourquoi le dramaturge italien, peut-être lucide quant à ses faiblesses, s’en était délesté.
Reste que, avec l’intelligence des textes qu’on lui connait, Clément Hervieu-Léger réussit à exploiter le plein potentiel de cette pièce aux fondations un peu fragiles, voire à en colmater les brèches. Sans doute conscient que les personnages dessinés par Goldoni ressemblent davantage à des esquisses qu’à des individus dotés d’un vrai relief – contrairement à ceux de Tchekhov –, le metteur en scène se sert du talent des comédiennes et des comédiens-français pour leur offrir un caractère, voire une profondeur. Grâce à la puissance de jeu, matinée d’une certaine facétie, de Denis Podalydès, pleinement à son aise dans la peau de Rigadon – comme il l’était dans celle d’Harpagon dans L’Avare mis en scène par Catherine Hiegel –, de Florence Viala, à la fois touchante et exaspérante en Madame Sciormand malade de son célibat, de Claire de La Rüe du Can, étonnante d’effronterie sous les traits de Felicita, de Pauline Clément, troublante d’ambivalence en Giuseppina manipulatrice, et, bien sûr, de Loïc Corbery, attendrissant dans le rôle d’un Comte Anselmo honnêtement amoureux, L’École de danse gagne en couleurs et en intérêt. Surtout, Clément Hervieu-Léger parvient, en en poussant, avec doigté et finesse, juste ce qu’il faut les ressorts, à activer ses quelques relents comiques qui, faute de faire rire à gorge pleinement déployée, ont au moins le mérite de faire sourire à intervalles réguliers, notamment grâce au côté ridicule que prennent les magouilles des personnages masculins, qui, sous sa houlette, avancent avec des sabots un peu trop gros et bruyants. Au vu de cette entreprise de « réparation », que le metteur en scène disait lui-même vouloir entreprendre, Goldoni lui doit une fière chandelle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’École de danse
de Carlo Goldoni
Traduction Françoise Decroisette
Mise en scène Clément Hervieu-Léger
Avec Éric Génovèse, Florence Viala, Denis Podalydès, Clotilde de Bayser, Loïc Corbery, Stéphane Varupenne, Noam Morgensztern, Claire de La Rüe du Can, Pauline Clément, Jean Chevalier, Marie Oppert, Adrien Simion, Léa Lopez, Charlie Fabert, Diego Andres, Lila Pelissier, Alessandro Sanna, Philippe Cavagnat
Scénographie Éric Ruf
Costumes Julie Scobeltzine
Lumière Bertrand Couderc
Son Jean-Luc Ristord
Collaboration artistique et chorégraphique Muriel Zusperreguy
Collaboration artistique Frédérique Plain
Assistanat à la scénographie Anaïs Levieil
Assistanat aux costumes Kali Thommes
Assistanat à la lumière Enzo Cescatti
Réalisation du décor et des costumes Ateliers de la Comédie-FrançaiseDurée : 2h
Comédie-Française, Salle Richelieu
du 14 novembre 2025 au 3 janvier 2026




Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !