En mettant en scène deux femmes qui furent comédiennes pendant la guerre du Liban dans Augures, Chrystèle Khodr reconstitue une partie de la mémoire de son pays. Passionnant, ce double témoignage du passé invite à penser l’avenir.
Que reste-t-il du théâtre lorsque les salles où il se déployait se sont pour les unes écroulées sous les bombes, pour les autres transformées en fast-food, en banque ou qu’elles restent en attente d’une identité nouvelle ? Sans hésiter, l’autrice, comédienne et metteure en scène libanaise Chrystèle Khodr répond : les acteurs, les actrices. Les deux comédiennes d’Augures qu’elle a – comme toutes ses pièces – créée au Liban puis présentée pour la première fois en France en octobre dans le cadre du festival Sens Interdits à Lyon, font en effet figure de survivantes. Assises à plusieurs mètres l’une de l’autre sur des chaises qui sont à elles seules toute la scénographie du spectacle, face au public, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar apparaissent telles des monuments. Elles sont la mémoire vivante d’une période de l’Histoire du Liban déjà presque oubliée, alors qu’elle n’est passée que depuis peu. Et encore, non sans séquelles, qui ont tendance à être recouvertes par des blessures plus récentes, liées à la crise économique, sociale et politique que traverse le pays depuis 2019.
Comédiennes depuis la fin des années 1970, au début de la guerre du Liban, les deux artistes portent une histoire dont Chrystèle Khodr et les personnes de sa génération – elle est née en 1983 – et des suivantes sont les héritières. Si l’autrice et metteure en scène n’apparaît dans le spectacle, ni physiquement ni dans les paroles des deux comédiennes, son regard et son geste transparaissent dès les premiers mots prononcés. Aussi différentes dans leur langage que dans leur tenue – on découvre bientôt qu’elles se distinguent également dans leur façon de bouger, d’en découvre avec l’espace vide de la scène –, on devine que Hanane Hajj Ali et Randa Asmar n’auraient sans doute jamais partagé un même plateau si leur jeune consœur ne les y avait encouragées. Évident, le plaisir que prennent les deux actrices à ce dialogue dépasse sans difficulté les frontières les frontières des langues et cultures.
En abordant un pan de l’histoire théâtrale du Liban en passe de s’effacer des mémoires, c’est à un fondement de cet art que touchent les deux actrices et leur metteure en scène : son rapport particulier à l’oubli, à la fois nécessaire et problématique. Écrit par Chrystèle Khodr suite à de longues recherches et à des entretiens avec ces deux femmes qu’elle a finalement choisies pour porter cette histoire – il lui aura fallu deux ans et demie pour en arriver là –, Augures ressuscite un Beyrouth divisé entre est et ouest, entre règne d’une milice de droite, et partage du pouvoir par plusieurs milices de gauche jusqu’en 1990. Pour ressusciter cette mémoire qui pâtit de l’absence d’un enseignement lacunaire de l’Histoire en général, théâtrale en particulier – certains historiens vont jusqu’à nier l’existence d’une vie théâtrale pendant la guerre –, Chrystèle Khodr se place au carrefour de l’intime et du collectif.
En exhumant leurs souvenirs personnels des temps de conflit, les deux comédiennes soulèvent sans avoir besoin de forcer une chape de silence qui recouvre encore tout un pays. Un tour de force qui a la pudeur et la subtilité de ne pas se présenter comme tel : si les violences, surtout masculines, sont nombreuses dans leurs récits, elles se les échangent avec une légèreté parfois presque badine. Aujourd’hui, elles s’amusent du théâtre d’hier. Ou plutôt des théâtres. Car la fantaisiste, la rieuse Hanane Hajj Ali et la hiératique, la sérieuse Randa Asmar n’ont en effet pas pratiqué le même art dramatique. La première, épouse du comédien et metteur en scène Roger Assaf avec qui elle a beaucoup travaillé, nous raconte le théâtre militant qu’elle a défendu. Tandis que la seconde nous dit comment chez elle, le simple fait de faire du théâtre, quelle que soit sa forme, était un acte politique.
Si les deux femmes entretiennent tout au long d’Augures un dialogue animé, qui donne souvent l’impression d’être improvisé, elles s’adressent en même temps clairement à leurs spectateurs. Tout en creusant dans leur passé, et en documentant ainsi une vie artistique riche et pourtant méconnue, les deux actrices affichent ainsi une joyeuse conscience d’être en représentation, de se donner à voir en pleines retrouvailles avec un jeu qu’elles ont mis de côté pour d’autres activités, notamment télévisées. S’il est quelques fois fait allusion à la situation actuelle du Liban, guère meilleure que celle qui est placée au cœur de la pièce, c’est toujours pour dire la force de ceux qui continuent de créer. Et qui, espérons-le, pourront continuer de le faire. Sans afficher un optimisme débordant, loin de là, Augures a de quoi rassurer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Augures
Texte et mise en scène : Chrystèle Khodr
Avec : Randa Asmar et Hanane Hajj Ali
Costumes : Good.Kill
Lumières et régie : Nadim Deaibes
Paysage sonore : Nasri Sayegh
Avec le soutien de La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon CNES, SCAC de l’Ambassade de France à Beyrouth, Institut Français de Beyrouth, Fondation Boghossian, Afac (Arab Fund for Arts & Culture), Théâtre Tournesol, Koon Studio, Théâtre des 13 Vents Centre Dramatique National Montpellier, Studio Zoukak et de l’ONDA – Office national de diffusion artistique.
Co-réalisation Festival Sens Interdits et Théâtre de la Croix-Rousse
Durée : 1h15
Spectacle présenté en première française au Festival Sens Interdit 2021 à Lyon
MC 93 Bobigny
Du 16 au 27 avril 2023
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