Sous la direction de Christophe Rauck, le comédien s’impose comme le maître du plateau, quitte à écraser le reste d’une distribution noyée dans la tragédie de Shakespeare.
Dans la bibliothèque shakespearienne, Christophe Rauck n’a jeté son dévolu ni sur la pièce la plus connue, ni sur l’oeuvre la plus simple du dramaturge britannique. Aux célèbres Hamlet, Richard III ou Macbeth, le metteur en scène a préféré La tragédie du roi Richard II à laquelle Jean Vilar, Ariane Mnouchkine et, avec moins de réussite, Jean-Baptiste Sastre s’étaient attaqué en 1947, 1982 et 2014 dans la Cour d’honneur du Palais des Papes. Cette idée, le directeur de Nanterre-Amandiers la doit à Micha Lescot avec qui il a récemment travaillé dans Départ Volontaire. « Comme j’avais le désir de poursuivre notre collaboration, je lui ai demandé de me dire quel rôle il avait envie de jouer, et ce fut Richard II », raconte-t-il. Cette genèse éclaire le résultat final d’une lumière essentielle et peut expliquer, en partie, pourquoi le spectacle présenté au Gymnase du Lycée Aubanel donne l’impression d’un système à front renversé où celui qui, historiquement, doit mordre la poussière s’impose, théâtralement, comme le maître du plateau, mu par une envie et une puissance remarquables que les autres comédiens n’ont pas.
Lui, c’est Richard, évidemment, que l’on retrouve, d’entrée de jeu, au sommet de sa gloire, ivre de son pouvoir. Au lieu de laisser le duel judiciaire entre Bolingbroke, fils aîné de Jean de Gand et cousin du roi, et Mowbray, duc de Norfolk, être mené à son terme, le monarque se comporte en souverain arbitraire : en jetant son bâton, il suspend brutalement la cérémonie et condamne les deux suspects, qui s’accusent mutuellement de trahison, à l’exil. Un pêché originel que Richard redouble, un an plus tard, d’une orgueilleuse décision qui scelle son sort. Alors que Jean de Gand vient de mourir, le roi s’empare de tous ses biens pour aller guerroyer en Irlande, et provoque l’ire de Bolingbroke, déshérité. Fou de rage, le nobliau masse des troupes et profite de l’absence de Richard pour fondre sur l’Angleterre. En chemin, il noue une série d’alliances avec d’autres nobles, inquiets des velléités royales « dispendieuses » qui pourraient, à terme, menacer leur patrimoine. Isolé, retranché dans sa tour d’ivoire, terrassé par la douleur due aux multiples coups de poignard des fêlons, Richard le malaimé n’a alors d’autre choix que de céder sa couronne au populaire Bolingbroke, qui, une fois sur le trône, prendra le nom d’Henri IV.
Bien conscient de la complexité de la pièce shakespearienne qui, mal maîtrisée, peut égarer dans ses méandres historico-politiques sinueux, Christophe Rauck joue d’emblée la carte de la clarté. Pour planter le décor, et permettre au public de s’y retrouver dans cette galaxie touffue de personnages, le metteur en scène sort la grosse Bertha scénographique et accouche d’un premier tableau qui en dit long : tandis que les accusés, Bolingbroke et Mowbray, sont sous le feu des projecteurs, Richard reste tapi dans l’ombre, comme pour mieux tirer les ficelles d’une stratégie machiavélique qui tourne à la séance d’humiliation publique. Esthétiquement réussie, cette scène pose, en même temps que les bases de la tragédie, la grille de lecture de Christophe Rauck. Loin d’être une oeuvre à négliger, Richard II s’impose alors, semble nous dire le metteur en scène, comme la mère de toutes les pièces qui suivront, celle qui porte en germe la cruauté de Richard III, la folie du Roi Lear, la douleur d’Hamlet et la paranoïa de Macbeth.
Ces états, comme autant de sentiments, Micha Lescot les incarnent tous avec une aisance subjugante. Au cours d’une même tirade, le comédien dégingandé, sublime dans son costume blanc signé Coralie Sanvoisin, fluctue entre folie et extra-lucidité, volonté d’abdiquer et sursaut autoritaire, douleur terrassante et royauté irradiante. Véritable maître du plateau, il se saisit de la traduction de Jean-Michel Déprats avec une étonnante maestria et offre à Richard II des accents philosophico-poétiques qu’on lui méconnaissait. Surtout, il donne à apprécier les différentes facettes d’un personnage polymorphe. Parti sûr de son pouvoir, quitte à ne plus écouter personne, le souverain se meut progressivement en être à la stabilité psychologique toute relative, en homme aussi effrayant qu’attachant, tout entier tourné vers l’absolu alors que son rival, Bolingbroke, s’impose, les deux pieds ancrés dans la réalité terrienne et politique.
Las, loin de jouer le rôle de locomotive, Micha Lescot performe en solitaire, et sème le reste de la distribution en chemin. Malgré les béquilles scénographiques disposées çà et là par Christophe Rauck pour soutenir et animer, avec plus ou moins de réussite, des scènes moins denses que d’autres – la valse des praticables dans le jardin, le recours à la vidéo chez le duc de York… –, l’édifice se fragilise presque instantanément lorsque Richard II n’est pas au plateau. De Thierry Bosc à Murielle Colvez, de Cécile Garcia Fogel à Emmanuel Noblet, tous flottent dans leurs rôles respectifs qu’ils ne parviennent pas à investir. Ectoplasmiques, sans relief, ces êtres, dont on peine à croire qu’ils peuvent véritablement avoir la peau de Richard, plus magnifique que malaimé, apparaissent, paradoxalement, comme les faire-valoir du monarque, comme des marchepieds qui, à défaut de la victoire historique, lui offrent un triomphe théâtral.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Richard II
Texte William Shakespeare
Traduction Jean-Michel Déprats
Mise en scène Christophe Rauck
Avec Louis Albertosi, Thierry Bosc, Éric Challier, Murielle Colvez, Cécile Garcia Fogel, Pierre-Thomas Jourdan, Guillaume Lévêque, Micha Lescot, Emmanuel Noblet, Pierre-Henri Puente, Adrien Rouyard
Dramaturgie Lucas Samain
Musique Sylvain Jacques
Scénographie Alain Lagarde
Lumière Olivier Oudiou
Vidéo Étienne Guiol
Costumes Coralie Sanvoisin
Masques Atelier 69
Maquillages et coiffures Cécile KretschmarProduction Théâtre Nanterre-Amandiers
Coproduction Festival d’Avignon
Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’École du Nord, soutenu par la Région Hauts-de-France et le Ministère de la Culture, et dans le cadre de la 76e édition du Festival d’Avignon : SpedidamLa tragédie du roi Richard II de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats ,est publié aux Éditions Gallimard, collection Folio Théâtre.
Durée : 3h15 (entracte compris)
Théâtre Nanterre-Amandiers
du 2 au 22 décembre 2023
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