Christophe Laluque se confronte à l’écriture sur le fil de Jon Fosse avec une pièce à destination de la jeunesse et s’entoure d’une équipe en or pour en révéler la grande limpidité autant que les profondeurs. Noir et humide fait la part belle à la langue du Nobel de littérature et offre une partition sur mesure à Cléa Laizé qui illumine le spectacle.
L’épure sied à l’écriture de Jon Fosse, prix Nobel de Littérature en 2023, révélé en France par Claude Régy qui a mis en scène plusieurs de ses textes, dramatiques ou non – Quelqu’un va venir, Variations sur la mort, Melancholia… –, dans des scénographies minimalistes et des clairs-obscurs pénétrants. Lenteur et économie des gestes, mystère des figures peuplant ses pièces, chaque mot pesé dans le silence environnant, Claude Régy a laissé une trace indélébile dans l’évidence de sa rencontre avec la plume de l’auteur norvégien. Le théâtre de Jon Fosse a à voir avec le poème, il joue avec l’invisible et l’envers du réel, glisse du monde tangible à nos abysses intérieurs, riche de nos humanités opaques et de ce qui se cache entre les lignes.
On retrouve dans le geste de mise en scène de Christophe Laluque, qui adapte un texte jeunesse de l’écrivain, cette écoute sensible, ce rapport à la musicalité de la langue, cette consistance des corps dans l’espace et l’écriture qui se tient debout dans la boîte noire du théâtre. Verticale, incarnée et éthérée à la fois. Sur le fil de la phrase qui creuse dans le ventre du temps ; sur la corde des enjeux qui s’énoncent, se révèlent et se développent jusqu’à leur point le plus saillant. L’intrigue de Noir et humide est minimale, et pourtant, elle nous tient en haleine de bout en bout par son incroyable densité, son rythme étonnant qui semble galoper et faire du surplace en même temps, comme pour mieux labourer chaque parcelle du cerveau de Lene. Lene est le cœur battant de ce récit qui tient en une phrase : dans la maison qu’elle habite avec sa mère et son frère, la cave fait l’objet d’une obsession qui excède le simple défi du dépassement de soi. Cette cave, elle y a déjà été accompagnée, mais elle n’a jamais osé y aller seule. Alors, elle attend le moment, le bon, où elle pourra emprunter en douce la lampe de poche de son grand frère pour s’y aventurer à l’insu des autres. Cette idée devient volonté et cette volonté devient action lorsque sa mère part faire des courses, que son frère sort jouer dehors, laissant le champ libre à ses velléités enfantines, à ce fantasme de transgression, à cet attrait pour l’inconnu qui nous anime et nous plonge dans des abîmes.
Tout en retenue, et pourtant intenses de présence, les trois comédien.nes se partagent avec parcimonie le mélange de dialogue et de récit qui constitue cette pièce étrange et puissante. Au centre de l’attention, clé de l’intrigue et sésame dramaturgique, Cléa Laizé prête sa silhouette androgyne et son timbre franc à Lene. Magnétique, elle aspire l’attention et l’obscurité qui l’entoure jamais ne l’avale. Chaque mot qui sort de sa bouche semble se déposer dans l’espace et le dessiner à mesure qu’elle avance dans son épopée intérieure. Pas de décor réaliste ici, pas d’accessoires non plus, mais l’imaginaire se déploie dans cette cartographie de néons découpant le plan d’une maison, ses couloirs, ses pièces à vivre, ses portes et l’entrée de la cave, la fameuse, paradoxalement luminescente, comme pour mieux en évoquer la force d’attraction.
La très belle proposition scénographique de Mehdi Izza Trafikandars n’est pas sans rappeler le dispositif cinématographique expérimental imaginé par Lars Von Trier pour son film Dogville. Métaphorique, cette scénographie sans murs permet au public de traverser les frontières du réel, d’accéder à l’espace du dedans dans tous les sens du terme : l’intérieur de la maison, les pensées de Lene. Elle trace et matérialise le labyrinthe psychique qui nous constitue, les méandres qui nous habitent, autant qu’elle pose un cadre clair et linéaire qui guide les déplacements des interprètes. Dans cet habitacle aux airs d’installation d’art contemporain, l’espace fait sens et la poésie de la langue peut advenir sans entrave. Car, au-delà de l’envie terre à terre de Lene de descendre en solitaire dans les entrailles de sa propre maison, Noir et humide réfléchit nos terreurs anticipatrices autant que notre besoin de nous y confronter, notre goût de ce qui se dérobe à nous, nos envies de profondeur.
Franchir ou ne pas franchir la limite, aller au bout de ses actes, se projeter dans l’inconnu et ce qui n’existe pas encore. Derrière le fil ténu de son histoire, ce spectacle subtil et délicat, qui ne cherche pas à séduire le jeune public à grand renfort d’action et de couleurs pimpantes, a le mérite de faire confiance aux enfants, à leur capacité d’écoute et d’imagination, au suspense de l’écriture, et ne craint pas de regarder en face l’éclat froid de nos pénombres et ce qu’elles recèlent de projections infinies, comme autant de jalons pour grandir. Il s’adresse à nos solitudes réunies et nous plonge avidement dans cet état électrique propre à l’enfance, dans nos mondes intérieurs qui parfois prennent plus de place que l’à-plat du réel. Dans la cave de notre inconscient, en somme.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Noir et humide
Texte Jon Fosse
Traduction Terje Sinding
Mise en scène Christophe Laluque
Avec Cléa Laizé, Chantal Lavallée, Robin Francier
Lumières et scénographie Mehdi Izza Trafikandars
Musique et son Nicolas Guadagno
Costumes Lou Bonnaudet
Régie générale Léo LequesneProduction Amin Théâtre
Coproduction L’Ancre – Théâtre royal de Charleroi ; Théâtre Joliette ; Robert de Profil
Soutien DRAC Île-de-France – ministère de la Culture ; Région Île-de-France ; Conseil départemental de l’Essonne ; Ville de Paris
Coréalisation Théâtre DunoisDurée : 50 minutes
À partir de 8 ansThéâtre Dunois, Paris
du 12 au 16 novembre 2024Théâtre du Champ Exquis – Scène conventionnée d’intérêt national Art, enfance et jeunesse, Blainville-sur-Orne, dans le cadre du festival Les Boréales
les 24 et 25 novembre
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