La soprano enchaîne les trois rôles féminins principaux du Triptyque de Puccini et reçoit un triomphe pour sa phénoménale performance dans la mise en scène de Christof Loy et sous la direction musicale de Carlo Rizzi à l’Opéra Bastille.
Si habituellement, Il Trittico trouve en Gianni Schicchi une conclusion rieuse et mordante, la production créée à Salzbourg en 2022 et montrée pour la première fois à Paris, quinze ans après celle mise en scène par Luca Ronconi importée de Milan, place la satire bouffonne en ouverture de soirée. Le rideau se lève sur les membres d’une famille ostensiblement en deuil, au bord du lit de mort de leur aîné défunt. Assis sur une rangée de chaises à la Pina Bausch, ils piaffent tout en se goinfrant d’une plâtrée de spaghettis. Fidèle au genre de la comédie, la mise en scène ne lésine pas sur l’exacerbation des traits les plus grossiers et insiste sur la décadence de ces aristocrates dont la vénalité est outrancièrement associée à des remontées de libido incontrôlées. Avec, dans l’ordre de leur apparition, le sombre Il Tabarro, sorte de fait divers où prédominent la rudesse et la morosité d’un couple désuni sur fond de labeur exténuant et de relation adultère, et enfin Suor Angelica, bouleversante acmé finale qui met en scène le suicide d’une nonne venant d’apprendre la mort de son enfant illégitime, la représentation progresse vers le drame avec une force tragique abyssale.
Signataire d’un travail qui peut paraître simple, car sans intervention intempestive sur le livret, Christof Loy ne renonce pas tant à l’épure habituelle de son geste minimaliste et se concentre sur une direction d’acteurs soignée. Sa lecture assume la disparité des trois opus très différents sur le plan de l’intrigue, comme sur celui du registre. L’espace scénique choisi permet cependant de créer du lien entre les œuvres. Dans une vaste et lumineuse pièce aux murs hauts de couleur crème, prennent place la chambre à coucher du mourant pour Gianni Schicchi, une longue et belle péniche débarquée sous la froide lueur de lampadaires urbains dans Il Tabarro, et enfin la salle commune de vie et de prière des religieuses de Suor Angelica.
L’autre fil conducteur, c’est bien sûr la présence phénoménale de la chanteuse Asmik Grigorian, qui interprète avec assurance et incandescence la figure féminine centrale dans chacun des trois ouvrages. Elle affiche pour cela des moyens vocaux somptueux car charnels et homogènes sur toute l’étendue de la tessiture, combinés à un sens vibrant de l’incarnation. Elle est d’abord la jeune Lauretta un peu sauvageonne, aussitôt acclamée à l’issue de son émouvant air O mio babbino caro. Viennent ensuite une Giorgetta follement éprise d’amour et de liberté qui se manifestent dans les pas d’une danse exaltée, et enfin une Suor Angelica douloureusement recueillie devant les quelques affaires sorties d’une petite valise d’enfant, puis mue par une radicale révolte. L’une des très belles idées dans l’approche du personnage est de ne pas renoncer à faire de cette sœur une femme. Aussi, elle finit par quitter le voile, se pare d’une ancienne robe noire et chausse des talons hauts, fume une cigarette, avant de mettre fin à ses jours en se crevant les yeux. Ce final est un sommet d’émotion et une manière bien caractéristique qu’à la chanteuse de prendre à bras-le-corps les rôles qu’elle endosse en les plaçant toujours sous le signe de la passion et à rebours des conventions.
La soprano, qui réalise enfin sa première production scénique sur la scène de l’Opéra Bastille, compte autour d’elle une distribution de grande qualité. Notons la présence vocale et scénique imposante de Misha Kiria en Gianni Schicchi délectable de malice et de puissance terrienne. Côté ténor, Joshua Guerrero fait fort bonne impression en Luigi à la fois ardent et ombragé, tandis que le Rinuccio de Alexey Neklyudov paraît un peu plus limité dans la projection, malgré une voix chaude et bien timbrée. Le baryton Roman Burdenko épate et émeut dans le rôle de Michele, le meurtrier jaloux, auquel il confère toute la noirceur attendue, mais à cette violence s’ajoute une juste et poignante douleur. Impossible de citer les nombreux seconds rôles : il s’en additionne plus de trente dans l’ensemble des trois pièces, et quasiment tous sont convaincants. L’apparition de Karita Mattila en Zia Principessa d’une hauteur et d’une froideur glaçantes est saisissante au dernier tiers du spectacle. Sous la direction inspirée de Carlo Rizzi, l’orchestre se montre tout à fait prompt à déployer une belle expressivité vériste ; d’abord de manière un peu épaisse dans Gianni Schicchi, puis avec plus de raffinement dans les contrastes et les couleurs, et d’éloquence dans le lyrisme torrentiel des deux pièces suivantes.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Il Trittico
Musique Giacomo Puccini
Livret Giovacchino Forzano, Giuseppe Adami
Direction musicale Carlo Rizzi
Mise en scène Christof Loy
Décors Étienne Pluss
Costumes Barbara Drosihn
Lumières Fabrice Kebour
Dramaturgie Yvonne Gebauer
Cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de ParisGianni Schicchi
Avec Misha Kiria, Asmik Grigorian, Enkelejda Shkoza, Alexey Neklyudov, Dean Power, Lavinia Bini, Manel Esteve Madrid, Scott Wilde, Iurii Samoilov, Theresa Kronthaler, Matteo Peirone, Vartan Gabrielian, Luis-Felipe Sousa, Alejandro Baliñas VieitesIl Tabarro
Avec Roman Burdenko, Asmik Grigorian, Joshua Guerrero, Andrea Giovannini, Scott Wilde, Enkelejda Shkoza, Dean Power, Ilanah Lobel-TorresSuor Angelica
Avec Asmik Grigorian, Karita Mattila, Hanna Schwarz, Enkelejda Shkoza, Theresa Kronthaler, Margarita Polonskaya, Ilanah Lobel-Torres, Lucia Tumminelli, Maria Warenberg, Lavinia Bini, Camille Chopin, Lisa Chaïb-Auriol, Silga Tīruma, Sophie Van de WoestyneProduction Opéra national de Paris
Coproduction Salzburger FestspieleDurée : 3h40 (entractes compris)
Opéra Bastille, Paris
du 29 avril au 28 mai 2025
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