À la Comédie de Reims, la metteuse en scène s’empare de la troublante machination théâtrale imaginée par l’autrice britannique Lucy Kirkwood, dissimulée sous le pseudonyme Lucie Boisdamour.
Dès les premières secondes, les spectateurs venus découvrir Rapt, écrit par Lucie Boisdamour et mis en scène par Chloé Dabert, font face à la projection d’un message des plus étranges : « La pièce que vous allez voir est différente de celle qui a été annoncée, et ce pour des raisons qui deviendront évidentes. Le vrai titre de cette pièce est : Ravissement. Et son autrice est en réalité : Lucy Kirkwood. L’affaire Noah et Celeste Quilter dont il est question ici est en effet sous embargo en Angleterre même si elle fait toujours l’objet de nombreuses polémiques. De nombreuses questions restent à ce jour sans réponse et nous estimons que la légalité de cet embargo est discutable. Suite à la récente décision du Ministère de l’Intérieur britannique de bloquer la publication du rapport d’enquête sur le décès de Noah et Celeste Quilter, l’autrice Lucy Kirkwood a été sollicitée par une association de militants pour produire une adaptation théâtrale de leur histoire. En 2022, le Royal Court à Londres a accepté de produire la pièce secrètement, dans l’espoir de sensibiliser le public à cette affaire, et rendre justice aux Quilter. La pièce a finalement été interdite en Angleterre. Lucy Kirkwood a alors demandé à Chloé Dabert de la monter secrètement en France sous le titre Rapt et sous le pseudonyme de Lucie Boisdamour, afin d’éviter toute pression du gouvernement britannique sur le gouvernement français, et ne pas risquer une nouvelle censure. Nous ne prenons pas à la légère la décision d’enfreindre la loi, mais espérons que vous comprendrez pourquoi il nous paraît important que cette histoire soit racontée maintenant. » Pour le moins inhabituel sur les plateaux, ce texte d’avertissement sème immédiatement le trouble, et paraît d’autant plus crédible, sans réflexion poussée, que Chloé Dabert et Lucy Kirkwood ont, il y a peu, cheminé ensemble autour du Firmament. Avant même de s’immerger dans l’histoire des Quilter, le public est alors placé face à une énigme, dans une position d’entre-deux, à l’exacte frontière entre vérité et mensonge où le doute peut s’immiscer.
Lors de leur rencontre en novembre 2011, Celeste et Noah n’avait pourtant, a priori, aucune raison de faire l’objet d’un tel scénario, digne d’Inception. À la faveur d’un « rendez-vous à l’aveugle » organisé par le quotidien britannique The Guardian, les deux tourtereaux plongent, comme tant d’autres, dans une histoire d’amour passionnelle et ne tardent pas à emménager ensemble. Elle est infirmière, lui en recherche d’emploi pérenne, et l’un et l’autre vivent une existence des plus banales que Lucy Kirkwood a tenté, comme elle l’explique elle-même par l’entremise d’une comédienne présente au plateau, de reconstituer, notamment grâce aux « Quilter Tapes », ces enregistrements qui, quelques jours après la mort du couple, ont fuité sur le forum Reddit. Car, dès les premiers moments de leur vie commune, Celeste et Noah semblent avoir été placés sous étroite surveillance, orchestrée par un curieux voisin que la police surnommera, plus tard, « l’individu F12 ». Aussi étonnante qu’effrayante, cette filature est, peut-on supposer, motivée par les activités annexes de Noah, qui ne cesse de recevoir des appels anonymes. En parallèle de son métier d’électricien à la petite semaine, le jeune homme réalise des vidéos YouTube qui fédèrent une communauté de plus en plus importante au fil des mois. Atteint d’éco-anxiété, « coincé dans une tranche toute fine au centre du diagramme de Venn, à cheval entre les rougeauds hargneux de droite et les pâlichons moralisateurs de gauche », il voit ses petites allusions complotistes des débuts, au sujet des chemtrails ou des attentats du 11-Septembre, prendre de l’ampleur et lui faire mettre dans un seul et même sac les politiques et les multinationales, responsables, à ses yeux, sous l’influence d’une main invisible, des maux écologiques et sociaux. Peu à peu, ces convictions politiques engendrent une forme de paranoïa sourde qui influe sur le quotidien du couple, bien décidé à se retrancher.
En endossant le point de vue des Quilter et en ménageant un suspense intense sur leur devenir, Lucy Kirkwood donne naissance à un troublant thriller-documentaire qui réussit à tenir en haleine de bout en bout. Dans sa façon d’empiler les couches, y compris métathéâtrales, qui, chacune à leur endroit, génèrent du doute – sur l’origine de la pièce, sur l’identité de son autrice, sur l’existence des Quilter, sur la véracité des événements, sur leur perception du réel… –, elle transforme les spectateurs en un groupe d’enquêteurs qui, en permanence, sont invités à démêler le vrai du faux et placés dans une position de relativisme extrême. Grâce à cette expérience intellectuelle inédite sur une scène de théâtre, l’autrice britannique montre, par la bande, que le complotisme ne se fonde pas, contrairement à ce que d’aucuns pensent, sur des thèses farfelues émanant d’esprits tordus, pour ne pas dire malades, mais prend le plus souvent racine – comme l’avait montré Didier Fassin lors de l’un de ses cours donnés au Collège de France – dans une zone grise où le doute d’origine peut-être justifié, avant que l’emballement théorique ne le fasse déraper. En prenant le parti de la « normalité », théâtralement presque trop banale et mue par une langue qui n’atteint jamais le tranchant de celle du Firmament, Lucy Kirkwood tend à prouver que le complotisme n’est pas l’apanage de quelques illuminés, mais qu’il peut, dopé par une démocratie malade et des difficulté sociales patentes, se répandre chez Monsieur et Madame Tout-le-monde. Loin de se contenter des rouages de cette mécanique, elle donne également à observer le pouvoir d’enfermement de ces théories, les ravages qu’elles peuvent créer dans un quotidien transformé en un paysage de sables mouvants, où la paranoïa et l’autarcie pour se protéger des prétendues agressions extérieures ne sont jamais loin.
Aux commandes de ce substrat en dehors des sentiers battus, Chloé Dabert opte pour une mise en scène qui, si elle peut paraître un peu trop lisse et appliquée, s’avère remarquable de fluidité et de limpidité. Bien consciente que le procédé dramaturgique en forme de poupées russes imaginé par Lucy Kirkwood se suffit à lui-même, la directrice de la Comédie de Reims s’attache, en toute simplicité et grâce à un subtil empilement scénographique, à la mettre en musique et à en dégager les principaux enjeux, que le public, forcément déboussolé, est chargé de saisir à la volée. Tout juste peut-on regretter que cette sagesse scénique ne concourt pas à mettre le plateau davantage sous tension, que Chloé Dabert n’ose pas renforcer le trouble qui, naturellement, naît de ce Ravissement et qu’elle ne mobilise pas de façon plus affirmée – comme l’a récemment fait Mariano Pensotti dans La Obra – la capacité d’illusion de l’outil théâtral pour rendre encore plus poreuse la barrière entre le vrai et le faux, la vérité et le mensonge, les manipulations réelles et les machinations imaginaires, à partir desquelles le complotisme peut prospérer et, en même temps que l’amour et les croyances, compromettre l’existence.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Rapt (Ravissement)
Texte Lucie Boisdamour (Lucy Kirkwood)
Mise en scène Chloé Dabert
Avec Andréa El Azan, Anne-Lise Heimburger, Juliette Launay, Arthur Verret
Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere
Scénographie Pierre Nouvel
Création costumes Marie La Rocca
Création lumière Auréliane Pazzaglia
Création son Lucas Lelièvre
Maquillage, coiffure Judith Scotto
Régie générale Cyrille Molé
Accessoires Marion RascagnèresProduction La Comédie – CDN de Reims
L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte représenté.
Durée : 1h45
Vu en décembre 2023 à la Comédie – CDN de Reims
Le Lieu unique, Nantes
les 9 et 10 octobre 2024Théâtre des Salins, Martigues
les 15 et 16 octobreComédie de Caen – CDN de Normandie
du 5 au 7 novembreComédie – CDN de Reims
du 13 au 15 novembreThéâtre des 13 vents, CDN Montpellier
du 27 au 29 novembreComédie de Colmar, CDN Grand Est Alsace
les 11 et 12 décembreMalakoff scène nationale
du 12 au 14 février 2025Théâtre Gérard Philipe, Centre Dramatique National de Saint-Denis
du 14 au 22 marsGRRRANIT, Scène nationale de Belfort
le 5 avril
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