Aux Plateaux Sauvages, Tünde Deak s’immerge dans la boîte crânienne de l’artiste mexicaine. Un voyage aux confins de la vie sublimé par la remarquable scénographie de Marc Lainé.
Frida Kahlo n’est pas artiste à se laisser portraiturer. Tenter de la saisir, c’est accepté, toujours, de la voir s’échapper. Alors qu’elle n’a cessé, pendant près de trente ans, de se placer au centre de ses tableaux, l’artiste mexicaine brille, encore aujourd’hui, par son mystère. Adepte des fausses pistes et des vraies douleurs, de l’ironie mordante et de la confession déchirante, des symboles énigmatiques et des regards perçants, elle aime donner le tournis à ceux qui essaient de la percer à jour, façon de leur prouver son inaliénable liberté. Femme de toutes les contradictions, elle ne pourrait décemment pas se résumer à un spectacle biographique univoque. Un piège que Tünde Deak, en fine connaisseuse, a soigneusement évité.
D’un lit l’autre est moins une pièce sur Frida Kahlo qu’une tentative d’exploration de ses ramifications, comme s’il fallait remonter les innombrables racines d’une plante vénéneuse pour mieux en apprécier la complexe beauté. Ce voyage vers les origines n’a d’ailleurs rien de linéaire et se construit selon une logique habilement fragmentaire. A mi-chemin entre la vie qu’elle vient de quitter et la mort dont elle n’a pas encore conscience, voilà la peintre mexicaine aux prises avec sa propre boîte crânienne, où, dans un ultime élan, son vécu et son art, ses peurs et ses douleurs, son engagement politique et son narcissisme s’entrechoquent et s’entremêlent. Entre deux tableaux – tels L’hôpital Henry Ford ou Pitahayas –, lui reviennent son amour passionnel et destructeur pour Diego Rivera, ses fausses couches à répétition, sa fidélité à l’idéal communiste, ses opérations chirurgicales proches de la torture, son mal de reconnaissance artistique, son chemin de croix physique, mais aussi son inlassable quête d’elle-même et de la vie.
Pour retranscrire cette impression de spasmes psychiques – qui, pour une fois, ne sont pas dûs à un délire sous Démérol –, Tünde Deak s’appuie sur la sublime scénographie conçue par Marc Lainé. Reprenant les codes de l’expérience de mort imminente, l’artiste donne au public la sensation de flotter au-dessus du corps de Frida Kahlo. Au lieu d’être posées sur la scène, la chambre mortuaire, ses chaises quelconques et sa table métallique sont projetées et/ou accrochées au mur, et forment une impressionnante illusion d’optique qui, d’entrée de jeu, décale le regard. Au-delà de la position quasi-christique qu’il offre à l’artiste mexicaine, ce dispositif l’immerge, comme elle s’est si bien plu à le faire tout au long de sa vie, dans une succession de tableaux scéniques impeccablement réalisés.
Surtout, il permet à Tünde Deak de valoriser, avec grâce et doigté, les talents de contorsionniste de Victoria Belen Martinez. Car Céline Milliat-Baumgartner n’est pas tout à fait seule aux commandes de ce parcours intérieur, onirique et effrayant à la fois. Au côté de la comédienne, impeccable dans ce rôle de femme forte et blessée, impressionnante et constamment submergée, virevolte la talentueuse circassienne. Alors que Frida Kahlo croit reconnaître en elle sa soeur, Cristina, cette femme muette n’est peut-être, en réalité, que son double, son âme déjà libérée de ses chaînes physiques, de son asservissement à une enveloppe corporelle devenue depuis trop longtemps douloureuse. Une figure qui, à l’image de Saint Michel, la délivrerait du purgatoire une fois sa vie passée en revue, et lui permettrait de rejoindre, un peu plus sereinement, tous ses morts qu’elle a tant et tant célébrés, et qu’ils l’ont tant et tant inspirée.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
D’un lit l’autre
Texte et mise en scène Tünde Deak
Avec Victoria Belen Martinez et Céline Milliat-Baumgartner
Scénographie Marc Lainé
Assistanat et costumes Anouk Maugein
Création lumière Kelig Le Bars
Création son John Kaced
Création vidéo Baptiste Klein
Costumes Marie Vial
Construction du décor Didier Raymond – Les ConstructeursProduction déléguée CDN de Normandie-Rouen
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Coproduction Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages, du Bureau des Indépendances et du Cirque-Théâtre d’ElbeufDurée : 1h
Les Plateaux Sauvages, Paris
du 22 au 29 mai 2021
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !