Le metteur en scène chausse les bottes du cinéaste allemand et compose un oratorio juste, sensible et puissant.
Il fallait au moins ça : une traversée d’un mois à pied en plein hiver de la Bavière et des Vosges pour se mettre à hauteur d’épaule du maître du cinéma allemand des années 1970, Werner Herzog. Connu pour ses tournages rocambolesques au cœur de milieux naturels hostiles – hisser un bateau par-dessus les cimes d’une montagne péruvienne pour Fitzcarraldo en 1982, tourner sous la banquise antarctique ou dans le désert du Sahara pour différents documentaires –, le réalisateur ne cesse à travers ses œuvres d’explorer la marginalité, de filmer la nature et la solitude, de traquer la démence dans l’ensemble de ses manifestations, en entretenant un rapport singulier et ambigu à la fiction.
Chaque film de Werner Herzog est une aventure humaine, physique et hostile. Il fallait donc se mouiller un peu pour espérer saisir sa pensée et son esthétique. C’est précisément ce qu’ont fait Bruno Geslin, Clément Bertani et Guilhem Logerot en suivant les instructions d’un halluciné et étonnant carnet de voyage publié par le cinéaste en 1978 sous le titre Sur le chemin des glaces, où il relate son trajet à pied entre Munich et Paris en plein hiver. Lorsqu’il entreprend cette marche, l’artiste a 32 ans et n’est pas encore le réalisateur mondialement reconnu comme le chef de file d’un cinéma d’avant-garde. En plein cœur de l’hiver, Werner Herzog apprend la maladie de son amie et critique de cinéma Lotte H. Eisner qui l’appelle à son chevet, craignant de succomber à la maladie. Le jeune cinéaste répond à l’appel avec la certitude chevillée au corps que la mort ne peut pas emporter cette proche sans qu’il l’ait revenue une dernière fois. Il brave donc le destin et fera la route à pied, équipé d’un simple sac de marin, d’une cape de pluie, d’une boussole et d’un carnet dans lequel il consignera son trajet, ses visions et ses pensées.
Cinquante ans après, Bruno Geslin et ses comédiens ont parcouru les mêmes 800 kilomètres, ont bravé le même froid, traversé les mêmes paysages, emprunté les mêmes routes que le cinéaste. Ils ont collecté des images, des vidéos et des enregistrements sonores pour tenter de retranscrire sur scène ce voyage qui se rapproche davantage d’une traversée du Styx que d’une véritable partie de plaisir. Au vu de la filmographie exigeante, foisonnante, empreinte d’un romantisme allemand sombre de Werner Herzog, on aurait pu s’attendre à une interprétation hermétique, grandiloquente et référencée. La démesure aurait pu être tentante en se penchant sur un tel artiste. Il n’en est rien. Ici, pas d’épopée, mais un oratorio sensible et juste où Clément Bertani – puissant en poète esseulé – parcoure inlassablement un tapis de marche qui ne cesse de mettre son corps à rude épreuve, malmené par les éléments qui s’acharnent contre lui.
Le vent, la pluie infatigable, les oiseaux, les cloches d’une église qui sonnent au loin, les chiens qui jappent… La matière sonore est travaillée en direct et à vue avec une grande exigence, soulignée par les mélodies d’une guitare électrique, parfois travaillée à l’archer, ou par les airs d’Offenbach texturés au mégaphone entonné par le décidément talentueux Guilhem Logerot. Tandis qu’aux murs sont peints des tableaux de lumière tantôt figuratifs – on y voit Clément Bertani filmé au milieu de paysages enneigés –, tantôt hypnotiques, le son, étiré, modifié, amplifié devient une partie intégrante du voyage, comme un écho lointain du monde réel duquel le marcheur se détache peu à peu, avant de finalement se rapprocher d’une forme d’animalité – ou de vérité, on ne sait pas. À travers cette catabase hallucinée, Bruno Geslin confirme son talent pour peindre des poèmes visuels et sonores envoûtants. Il nous plonge, sans démonstration de force, dans une quête absurde et absolue pour atteindre la solitude, seule condition permettant de regarder « la vérité marcher d’elle-même à travers bois ».
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Sur le chemin des glaces
de Werner Herzog
Adaptation et mise en scène Bruno Geslinavec : Clément Bertani et Guilhem Logerot
scénographie : Bruno Geslin
avec la collaboration de Jeff Desboeufs, Gilles Montaudié, Benoît Biou ainsi que Michaël Labat et Franck Breuil
création musicale : Guilhem Logerot
création et régie son : Pablo Da Silva
création lumières et régie générale : Jeff Desbœufs
régie plateau : Gilles Montaudié
régie lumière : Jeff Desboeufs en alternance avec Benoit Biou
création vidéo : Julie Pareau et Quentin Vigier
régie vidéo : Julie Pareau en alternance avec Stéphane Pougnan
création costumes : Hanna Sjödinimages : Bruno Geslin, Clément Bertani
réalisation du décor : Ateliers de construction du ThéâtredelaCité – CDN – Toulouse Occitanie sous la Direction de Michaël Labat
assistant à la mise en scène : Simon-Elie Galibert
Administration, production : Dounia Jurišić
Logistique : Marie C. Vanderbeke
Diffusion : Margot QuénéhervéProduction La Grande Mêlée
Coproduction Théâtre des 13 vents CDN Montpellier ; TNB – Rennes ; Scène nationale d’Albi – Tarn ; Espaces Pluriels – Pau ; Théâtre 71 Scène nationale Malakoff ; Tandem Scène nationale Douai Arras
Soutien à la résidence Manufacture Maraval, Boissezon, Tarn
Soutien Ensad – Montpellier ; Jeune Théâtre NationalSur le chemin des glaces de Werner Herzog, traduction Anne Dutter, est publié aux éditions Payot & Rivages. Werner Herzog est représenté par L’ARCHE – agence théâtrale.
Durée : 1h30
Théâtre des 13 vents, CDN Montpellier
du 9 au 16 octobre 2024Festival TNB, Rennes
du 13 au 15 novembre
Théâtre 71, Scène nationale Malakoff, dans le cadre du festival OVNI
les 28 et 29 novembre
Espaces Pluriels, Pau
le 30 janvier 2025
Scène nationale Albi – Tarn
les 5 et 6 février
Tandem, Scène nationale Arras – Douai
les 26 et 27 mars
J’ai entendu il y a peu, dans cette même ville de Montpellier, des gens huer une pièce de théâtre. Un Castelluci. Peut-être clivant, mais une réelle proposition théâtrale, forte, avec un parti pris, mais du théâtre. Là, rien, ni huées ni théâtre. Une lecture en mouvement au mieux d’un homme torse nu, parlant de sa marche, de ses douleurs, déclamant ses pensées. Un travail sur le corps ? Peut-être. Mais je n’y ai pas trouvé de théâtre, de mise en scène. Et ce public, cette fois passif et silencieux, endormi peut-être. Je l’espère.