Si elle met en scène Tchekhov pour la première fois, Brigitte Jaques Wajman le fait comme toujours en donnant la primeur au texte. L’occasion d’entendre La Mouette dans une lumineuse clarté de sens, productrice de bien des émotions.
Le texte, le texte, le texte. Rompue aux classiques français, Brigitte Jaques-Wajeman s’est taillée la réputation d’une metteuse en scène particulièrement attentive au texte. Pour cette Mouette, elle a d’ailleurs demandé une nouvelle traduction de Tchekhov à Gérard Wacjman. La plus belle, pour elle, serait celle d’Antoine Vitez, avec qui elle a joué le personnage de Nina, la Mouette, au début de sa carrière. Mais cette traduction qui a plus de 40 ans souffre de quelques vieilleries de langage, estime la metteuse en scène. Celle de Gérard Wacjman, dénué d’effets de modernité particuliers, arbore, c’est vrai, une langue qui à nos oreilles n’a pas d’âge, éternelle et actuelle à la fois.
Éternel et actuel à la fois, c’est également ce que l’on pourrait dire du théâtre de Tchekhov. Qui s’appuie certes sur une situation historique particulière – la fin de la domination de l’aristocratie russe – mais traite le plus souvent de sujets autant universels qu’atemporels. Rêves et désillusions de nos existences, temps qui passe et autre envie de se sentir vivant pour mieux lui faire face peuplent ses écrits. Et La Mouette superpose à ces habituelles thématiques celle du rôle de l’art, du théâtre particulièrement, et des formes qu’il doit prendre. Entre Treplev, fils de la comédienne Arkadina et Trigorine, amant de cette dernière, c’est d’ailleurs la guerre à ce sujet. Parce que ce dernier baigné de succès fait dans le réalisme ordinaire alors que le jeune auteur en herbe ambitionne de révolutionner les formes via une littérature s’attaquant aux mystères de l’univers, dans une inspiration symboliste. Une guerre attisée par le fait sa bien aimée Nina, qui aspire à devenir comédienne, succombera à son tour au charme de Trigorine…
Voilà pour le squelette de l’action qui, comme souvent chez Tchekhov, oppose les générations et multiplie les personnages secondaires, les temps suspendus et les conversations qui, en cherchant la légèreté, creusent la gravité. Dans le parc de Sorine, ainsi, autour des protagonistes, on échange, on joue, on mange, on philosophe et on blague, dans cet art si particulier du dialogue tchekhovien qui donne l’impression que chacun écoute les autres moins qu’il ne suit son propre chemin. Ainsi en va-t-il de Macha, amoureuse de Treplev aux tendances dépressives, qui est aimée de Medvedienko, instituteur obsédé par l’argent. De son père, Chamraiev, intendant tyranique du domaine qui maltraite sa femme, Paulina, elle-même amoureuse du docteur Dorn, spectateur impuissant mais bienveillant des malheurs qui s’enchaînent. Qui rudoie quand même Sorine, frère d’Arkadina qui, comme sa sœur, supporte mal de vieillir. Tous, ou presque, paraissent enfermés dans leurs êtres, leurs obsessions, leurs renoncements et offrent un clair-obscur qui les rend attachants.
En fond de scène, un grand ciel peint, tourmenté, dont les colorations évoluent au gré de la météo et de la luminosité du jour, paraît se fondre dans ce fameux lac à l’influence magnétique qui borde le parc de la maison de Sorine, où se passe l’essentiel de l’action. Devant le lac (invisible), au centre de la scène, une estrade installée par Treplev pour présenter son travail, sa pièce qui se retrouve raillée par sa propre mère, déclenchant le premier drame. Une scène faite de billots de bois dressés, qui vont petit à petit se renverser, comme tous ces rêves qui s’écroulent. Brigitte Jaques Wajeman va à l’essentiel. Comme sa mise en scène qui dans l’ensemble semble davantage viser à accompagner qu’à infléchir le sens d’un texte qu’elle paraît prendre à la racine et suivre dans ses méandres, sans le tordre, ni l’actualiser. Au final, il y a quelque chose dans cette Mouette d’un patron, d’un modèle, d’une lumière qui non seulement éclaire la pièce de Tchekhov à l’en rendre limpide jusque dans ses plus menues subtilités, mais donne, via une troupe talentueuse et une belle direction d’acteurs, aux personnages de l’écrivain russe, à cette société de personnalités si différentes et ne parvenant pas à s’aimer, une communauté d’âme, une souffrance partagée qui a beaucoup à voir avec les attachantes faiblesses de notre humanité.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
La Mouette de Tchekhov
Mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman
Texte français : Gérard Wajcman
Collaboration artistique : François Regnault & Clément Camar-Mercier
Scénographie : Grégoire Faucheux
Lumière : Nicolas Faucheux
Son et musique : Stéphanie Gibert
Costumes : Chantal de la Coste
Maquillage : Catherine Saint-Sever
Assistant mise en scène : Pascal Bekkar
Administration : Dorothée Cabrol
Avec
NINA, actrice : Pauline Bolcatto
TREPLEV, écrivain, fils d’Arkadina : Raphaël Naasz
TRIGORINE, écrivain, amant d’Arkadina : Bertrand Pazos
ARKADINA, actrice, mère de Treplev : Raphaèle Bouchard
PAULINA, épouse de Chamraiev, mère de Macha : Sophie Daull
MEDVEDIENKO, instituteur : Timothée Lepeltier
DORN, médecin : Pascal Bekkar
SORINE, propriétaire du domaine, frère d’Arkadina : Fabien Orcier
CHAMRAIEV, régisseur, père de Macha, époux de Paulina : Vincent Debost et
Luc Tremblais en alternance
MACHA, fille de Paulina et Chamraiev : Hélène Bressiant
Coproduction : Théâtre de la Ville – Paris, compagnie Pandora
avec le soutien du Théâtre de Saint-Maur et de la DRAC Ile de France
crédits photos : Gilles Le Maodurée : 2h30
Théâtre des Abbesses
du 31 janvier au 11 février 2024
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