Frédéric Bélier-Garcia livre une mise en scène propre et fidèle de la pièce de Max Frisch, portée par une belle bande de comédiens, Isabelle Carré et Jérôme Kircher en tête.
Frédéric Bélier-Garcia a décidé d’y revenir, comme on retournerait vers son premier amour, à cette pièce, Biographie : un jeu, la première qu’il avait mise en scène et qui lui a assuré, à la toute fin des années 1990, une belle rampe de lancement pour construire la carrière qu’on lui connait. En vingt ans, le texte de Max Frisch n’a pas bougé d’une virgule, mais le regard et le vécu du metteur en scène ne sont plus tout à fait les mêmes. « On ne change pas et on apprend peut-être moins que l’on ne croit, même si tout change de couleur et de saveur, explique-t-il. Maintenant je partage l’âge des personnages. Certaines situations piquent plus, alors qu’elles n’étaient que des cas de figure, des cas d’école autrefois. » Des cas de figure, des cas d’école qui ne sont, ni plus, ni moins, que les événements d’une vie, celle que Kürmann voit défiler sous ses yeux, pris, au sens propre, dans le maelström vertigineux du « Et si c’était à refaire, que changeriez-vous, que corrigeriez-vous et d’où reprendriez-vous le cours des choses pour tenter de l’inverser ? ».
Car c’est bien la question qui lui est posée par le meneur de jeu et son duo d’assistants. Grâce à ce metteur en scène/envoyé divin/juge des âmes – il reviendra à chaque spectateur de rayer les mentions qui lui paraissent inutiles tant le dramaturge suisse laisse ouvert le champ des possibles – flanqué de ses deux sbires, Kürmann est devenu un apprenti démiurge, capable de modifier à sa guise le passé pour influer sur l’avenir. Dans son viseur, figure sa relation avec Antoinette, dont on devine bien vite qu’elle n’a pas tenu toutes ses promesses, et notamment cette première rencontre, un soir, à deux heures du matin passés, dans son appartement, après une fête un peu trop arrosée, qu’il souhaiterait tuer dans l’oeuf. Alors, encouragé par le meneur de jeu, il remet la scène sur le métier pour tenter de la déjouer, essayer d’éviter la formation de ce couple, mais, chemin et échec faisant, il voit aussi plus loin. Et si, finalement, il devait remonter jusqu’à l’enfance ? Ne pas quitter cette jolie Américaine pour rentrer au chevet de sa mère ? Dire « oui » sur l’autel à sa première compagne ? Prendre davantage soin de sa santé ? Ou, plus simplement, ne pas annihiler toute sa relation avec Antoinette, mais seulement corriger les points-clefs qui ont achoppé, les quelques dérapages et loupés, afin d’éviter les meurtrissures ?
A cette quête qui peut parfois paraître sans fin – mais à la logique de laquelle il conviendra de souscrire malgré ses fondations discutables d’un point de vue existentiel –, Max Frisch donne l’allure d’une spirale dramaturgique qui, si elle tourne sur elle-même, ne revient et ne repart jamais tout à fait du même point. L’écrivain suisse procède par décalages successifs dont Frédéric Bélier-Garcia maîtrise parfaitement la subtile mécanique. Au fil du temps, et des tentatives de réarrangement des événements, la vie de Kürmann se dévoile, ses forces intérieures se modifient, et des thèmes aussi universels que la maladie, la jalousie et l’infidélité se font jour jusqu’à faire glisser la pièce du particulier au général. A ce flux sans cesse remanié, Frédéric Bélier-Garcia – que l’on préfère largement aux commandes de pièces encore plus singulières comme celles de Fredrik Brattberg – donne l’allure formelle d’un drame bourgeois qui colle bien plus qu’il ne frotte avec le texte originel, y compris d’un point de vue scénographique à travers le décor d’Alban Ho Van qui ne cesse de se déconstruire et de se reconstruire. Si les promesses de cette adaptation sont globalement tenues, et le contrat de départ rempli, on pourra toutefois regretter que l’ensemble soit parfois un peu trop sage, un peu trop lisse, et manque de cette énergie scénique qui pourrait transformer cette spirale infinie en spirale infernale.
Reste que Frédéric Bélier-Garcia a su, comme souvent, bien s’entourer et profite d’une distribution solide où officient des comédiennes et des comédiens dotés d’une forte personnalité. A commencer par deux de ses fidèles, Isabelle Carré et Jérôme Kircher. Quand le second donne juste ce qu’il faut de magnétisme et d’étrangeté à son personnage de meneur de jeu, proche d’un Méphisto, la première offre relief et froideur, juste et mesurée, à l’insondable Antoinette. Pour son grand retour sur les planches après 30 ans d’absence, José Garcia se montre, dans son rôle de Kürmann, plus sensible et plus grave qu’à l’accoutumée, mais aussi, à intervalles réguliers, plus transparent. Heureusement, il peut compter sur les facéties de Ferdinand Régent-Chappey et Ana Blagogević qui, en tant qu’assistants du meneur de jeu, lui donnent habilement le change lorsqu’il s’agit d’envisager les multiples mutations de son existence, et de former cette conjonction de « si » qui, une fois assemblés, permettent de mettre toute une vie en bouteille.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Biographie : un jeu
de Max Frisch
Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Avec José Garcia, Isabelle Carré, Jerôme Kircher, Ana Blagojevic, Ferdinand Régent-Chappey
Piano Simon Froget-Legendre en alternance avec Tristan Garnier
Collaboration artistique Caroline Gonce
Décors Alban Ho Van, assisté de Jeanne Fillion
Lumière Dominique Bruguière, assistée de Anne Roudiy
Costumes Marie La Rocca, assistée de Noémie Reymond
Traduction Bernard LortholaryProduction Compagnie Ariètis 2, Arnaud Bertrand – 984 Productions
Coproduction Théâtre du Rond-PointDurée : 1h50
Théâtre Marigny
du 17 janvier au 17 mars 2024
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