Au Théâtre de l’Épée de Bois, le metteur en scène Bernard Sobel se replonge dans le poème tragique d’Hölderlin et en fait jaillir, grâce à un geste artistique radicalement épuré, toute l’universalité.
Qu’il est beau de voir un artiste remettre l’ouvrage sur le métier pour creuser, creuser et creuser encore une oeuvre jusqu’à en atteindre le coeur vibrant. Conduit depuis plusieurs années par Bernard Sobel, le projet autour de La Mort d’Empédocle est de ceux-là, émouvant dans son processus même de création. De ce poème tragique, initialement prévu en cinq actes, Hölderlin a composé trois moutures, toutes restées inachevées. Au fil du temps, le poète allemand a tendu vers toujours plus de simplicité, de sobriété, de concision pour se rapprocher, semble-t-il, d’une certaine forme d’essence. Voilà deux ans, au 100ecs, Bernard Sobel s’était emparé de la dernière version de ce texte, la plus courte, mais aussi la plus radicale, présentée en diptyque avec Le secret d’Amalia, extrait du Château de Franz Kafka. En résultait une proposition pétrie de cérébralité, à l’austérité pleinement assumée. L’an passé, au Théâtre de l’Épée de Bois, le metteur en scène avait persévéré et, en empruntant le chemin inverse d’Hölderlin, ajouté à ce fragment la première variante du texte, où de nombreux personnages viennent accompagner, et tancer, le philosophe grec, repoussé sur les pentes de l’Etna. Reprise ces jours-ci dans ce même écrin de la Cartoucherie de Vincennes, cette nouvelle version a, une fois de plus, été peaufinée et parachevée, comme si la richesse de l’oeuvre d’Hölderlin imposait de chercher, toujours, à aller y voir de plus près pour qu’elle puisse se déployer, prendre toute son ampleur, mais aussi se rapprocher le plus intimement possible de nous.
De la figure présocratique d’Empédocle, qui vécut au Ve siècle avant notre ère, ne reste pourtant, a priori, rien de contemporain, tout juste des bribes, quelques fragments littéraires, De la nature et Purifications, dont Lucrèce, Bachelard, Nietzsche et Hölderlin, donc, ont fait leur miel. Au moment où le poète allemand se penche sur la vie du philosophe grec, l’homme est honni de tous, ou presque. Un temps adulé par le peuple, le voici en passe d’être banni de la cité d’Agrigente, victime d’une fronde orchestrée par le prêtre Hermocrate et le gouverneur Critias. À ses côtés, ne subsistent plus que son fidèle disciple, son « fils », le jeune Pausanias, et Panthéa, la fille de Critias, qu’il avait jadis sauvée et qui cherche, en vain, à le retrouver. Son crime qui le condamne à l’exil est mythologique en diable : avoir succombé à l’hubris et s’être pris pour l’égal des Dieux. Précipité en dehors des remparts, Empédocle se met en route et prend la direction de l’Etna où, selon la légende, il s’est jeté dans le cratère du volcan. Ne pouvant plus faire un avec le monde des Hommes, le philosophe et poète, à la sagesse retrouvée, cherche ainsi à faire corps avec la Nature, et à rester l’unique maître de son destin, y compris dans la mort.
Sur le plateau nu du Théâtre de l’Épée de Bois, la mise en scène de Bernard Sobel brille par son épure. Subtilement éclairé par les belles lumières de Laïs Foulc, cet espace brut, riche de sa décrépitude, accueille naturellement le destin d’Empédocle avec lequel il semble vibrer à l’unisson, dans une ultime conquête, aussi sublime que fascinante, du dénuement. Surtout, l’ancien patron du Théâtre de Gennevilliers prouve, une fois de plus, qu’il est un lecteur hors pair des grands textes. Sous sa houlette, l’Empédocle croqué par Hölderlin expose son polymorphisme qui renvoie à bien des époques. Loin de se cantonner à la Grèce antique où, bien sûr, l’abolition de la tyrannie et l’avènement de la démocratie furent pavés de soubresauts, cet homme-là a quelque chose de Robespierre, ivre de son culte de l’Être suprême et bientôt chassé par les contre-révolutionnaires, ces marchepieds de Bonaparte qui, au moment où Hölderlin écrit, ne cesse d’accroître son pouvoir. Semblant, avant Tocqueville et son De la démocratie en Amérique, esquisser une possible tyrannie de la majorité, le poète allemand, et Bernard Sobel dans son sillage, paraît aussi dresser le portrait des hommes forts d’aujourd’hui, sûrs de leur toute-puissance, mais qui devraient prendre garde au retournement du peuple contre eux, surtout lorsque cette masse informe est manipulée par l’obscurantisme et les dévots opportunistes qui chassent les intellectuels éclairés de la Cité pour mieux mettre la main sur elle. Pour autant, et c’est là le génie des deux artistes, l’un comme l’autre ne versent dans aucun manichéisme. Figure du poète qui n’accepte aucune compromission, en quête d’un absolu, sans doute dopé à l’hubris, qu’il est, par essence même, impossible d’atteindre, Empédocle n’est ni condamné, ni pris en pitié, mais plutôt, à travers leur prisme, richissime de ses nuances de gris.
Sous le regard de Bernard Sobel, tout se passe alors comme si cet homme qui, un temps, a prétendu tutoyé les Dieux, était tout simplement rattrapé par sa condition de mortel, par son humanité autant que par celle de ceux qui l’entourent. Car c’est de cela, et bien de cela, que déborde le plateau, de sentiments humains, trop humains, d’attachement, de fidélité, de vengeance, d’échec, de conquête d’idéal qui, assemblés, dans un élan aussi superbe que paradoxal propulse l’Homme dans les bras de la Nature. Face à cette humanité irradiante, le metteur en scène place, en toute logique, les comédiennes et les comédiens au centre de tout, à commencer par Matthieu Marie, impressionnant de maîtrise. Omniprésent, il donne à voir et à apprécier toutes les ambivalences du personnage d’Empédocle, à observer ses contradictions intimes, et intenses, qui le rongent, le ravagent et vont, dans un dernier sursaut, que d’aucuns diront bouffi d’orgueil, le conduire jusqu’au suicide. Cette force, matinée de failles qui laissent passer la lumière, se lit sur le visage du comédien, constamment au bord des larmes, auquel la fougue de Laurent Charpentier, en Pausanias turbulent, et l’engagement de Valentine Catzéflis, en Penthéa dévouée, répondent de façon augmentée. Y compris dans la présence du choeur de la jeune génération, composé des comédiennes et comédiens de la Thélème Théâtre École, qui semble, à travers la figure du peuple, enrager contre l’ancienne, toutes et tous profitent de la fine lecture de leur metteur en scène qui leur donne les moyens de naviguer dans la langue d’Hölderlin. Sans rien gâcher de son puissant lyrisme, il lui confère une réelle limpidité, et tient, de bout en bout, cette fine ligne de crête. Rare, cette façon de faire théâtre est l’apanage des artistes qui en ont vu, et prouve, qu’à près de 90 ans, Bernard Sobel a, encore et toujours, une voix singulière à faire entendre.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Mort d’Empédocle (Fragments)
de Johann-Christian-Friedrich Hölderlin
Mise en scène Bernard Sobel en collaboration avec Michèle-Raoul Davis
Traduction Jean-Claude Schneider
Dramaturgie Daniel Franco
Avec Julie Brochen, Marc Berman en alternance avec Claude Guyonnet, Valentine Catzéflis, Laurent Charpentier, Matthieu Marie, Gilles Masson, Asil Raïs, et les comédiens de la Thélème Théâtre École : Tiffany Arino, Leone Ferret, Julien Le Lons, Thibault Saint-Louis, Samy Taibi, Ramy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller
Scénographie sous le regard de Richard Peduzzi
Réalisation banderole Lise-Marie Brochen
Création sonore Bernard Valléry
Création lumière Laïs Foulc
Régisseur général Cédric-Erwann Theureaux
Assistant.es à la mise en scène Mirabelle Rousseau, Sylvain Martin, Yuna BuetProduction Compagnie Bernard Sobel, Le 100ecs
Avec le soutien du Ministère de la Culture et de l’ADAMIDurée : 2h15
Théâtre de l’Épée de Bois, Paris
du 6 au 18 février 2024
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